Thabordage

Publié le 07 septembre 2008 par Thywanek
Il fallait s’y attendre. Dés que l’on franchit certains horizons on se soumet à des influences que nous ne maîtrisons plus. Certes il était permis de penser à quelques chose de solide en montant à bord. Mais cette expression même, si inadéquate en la circonstance, dit assez que rien ne tenait à ce à quoi nous sommes habitués dans le simple usage que nous sommes tentés de faire des lieux de promenades, plus ou moins luxueusement arborés, qu’on appelle communément des parcs.
Cela ne dépend pas des formes. Pas plus de la situation éventuellement élevée au dessus de la ville. Cela est inhérent aux deux acceptions du temps que nous connaissons.
Celui qui passe. Et celui qu’il fait.
Dés l’arrivée sur le premier pont, passé la figure de proue, dédiée à d’antiques croyances déistes que diverses superstitions continuent à entretenir dans un culte anachronique, un grand toit marin, accompagnée par quelques criaillements de mouettes, indiquaient que nous étions arrivés juste avant l’appareillage. Nous eûmes le loisir de parcourir le majestueux bâtiment, un kiosque de vigie, curieusement vide, une ancienne orangerie qui abritait une belle exposition dévolue à l’ « Anatomie du Désir », un encensoir de rose, probablement très utile en cas de mal de mer, et un pont supérieur, plutôt petit, mais tout à fait charment. De même, nous pûmes admirer les grands déploiements de voilure abondantes, arbres magnifiques aux feuillages verts et aux teintes bleutées, avant que l’immense navire commence à quitter le quai de la cité où il était amarré.
Pour être exact, nous ne nous attendions pas à davantage qu’à ce qui revient ordinairement à traverser un bras d’eau entre deux terres. Mais assez vite les zéphyrs ventrus qui accouraient de la fin du monde pour remplir le ciel d’une épaisse marée océane, nous contraignirent à envisager un voyage plus durable, et plus incertain. Lorsque les filins commencèrent à tomber par milliers, fins et souples au début, puis plus nombreux encore, plus gros et plus drus, nous sentîmes l’énorme vaisseau s’arracher aux sols, et se soulever au dessus d’une multitude de rochers d’ardoises. Les vents dans les ramures des voiles géantes se mirent à déchaîner des vagues de souffles puissants, agitant autour des mâts, dont certains centenaires, des rafales brutales de froissements écumants. Au milieu de la profusion de cordage d’argent gris qui tiraient vers le haut menaçant l’ensemble désemparé aux bastingages ondulants, on distinguait la proue qui se relevait et plongeait de plus belle dans le marasme vertigineux. Nous en vîmes chercher des abris aléatoires. Nous nous rendîmes quant à nous à l’évidence que tout refuge était vain, et qu’à tout prendre, il valait mieux affronter cette tempête. Tant bien que mal, sous le couvert des voiles, nous regardâmes au dessus de nos têtes se gonfler leur volumes impressionnants. Allant d’un pont à l’autre, trempés, giflés par les lames de vent, nous descendîmes jusqu’au pied du plus élevé. Nous croisâmes une volières d’oiseaux multicolores dont les cris attestaient de leur frayeur.
Notre démarche tanguait. Le roulis nous entraînait d’un coté, puis de l’autre d’une coursive.
Comme souvent, dans ce genre de situation dangereuse, et dés lors qu’on constate que tout est assez grave pour que rien ne puisse l’être davantage, on se fait au mouvement provisoire qui impose ses rigueurs inévitables, d’autant qu’en l’occurrence ce gros temps paraissait devoir durer.
Avec assez de prudence toutefois nous nous approchâmes d’un bastingage. Nous n’apercevions plus rien qui pût s’apparenter à une terre ferme. La ville avait disparue. Nous scrutions le loin possible. Rien. Nous n’étions plus que ce gigantesque navire, luttant contre le flot du ciel sous des vents dantesques, à peine hantés par l’idée d’un naufrage, et finalement plus enivrés que tout par ces violentes intempéries, comme ces voyageurs qui ne regrettent déjà plus l’endroit d’où ils sont partis, fascinés par la perspective de ne plus jamais savoir où arriver ; de ne plus jamais savoir s’ils arriveront.
Lors que nous tentions de discerner ce qu’il pouvait encore y avoir de visible dans ce désordre marin, nos regards furent attirés par quelque chose qui semblait bouger dans le lointain. A vrai dire cela releva rapidement d’un mirage plus que de tout autre chose. Nous étions ivre de vent, et le froid qui en résultait ajoutait sûrement aux égarements de notre état second. Mais tout de même nous crûmes utile de prendre nos jumelles. Mirage pour mirage, autant savoir de quoi il s’agissait. Une fois l’instrument réglé sur la distance à laquelle nous estimions que se trouvait ce que nous avions vu nous découvrîmes une scène étrange. C’était en un point où l’océan du ciel paraissait avoir été pétrifié, et sur ce pan neigeux ainsi formé, deux silhouettes étaient penchés sur quelque chose. Il fallut un temps d’adaptation pour enfin deviner que c’était un oiseau. Ses grande ailes, son plumage sombre, et surtout son très long cou laissaient peu de doute sur l’oiseau qu’il était. Il remuait, étendu sur le sol, battant faiblement des ailes, tandis que chacune des deux silhouettes s’affairait en geste lents et posés, pour lui soutenir le cou, lui caresser le flanc. Nous échangeâmes nos suppositions perplexes. Nous parvîmes à une intuition commune, presque sans avoir à en débattre. Sans doute l’oiseau avait été pris de syncope dans une volute de vent. Comme cela se trouve parfois, dans le cas de ces oiseaux là, celui-ci avait des relations assez haut placées. Et il avait donc pu bénéficier d’un secours exceptionnel. C’était aussi simple que ça. Nous nous sourîmes de nous être entendus si bien et si aisément sur ces judicieuses déductions. Pas longtemps. Nos sourire s’effacèrent dans un regain de tempête qui secoua derechef le vaisseau et nous perdîmes de vue l’oiseau et ses deux sauveteurs. Le déchaînement des éléments redoubla. Nous crûmes un instant que nous allions être engloutis. Nous nous résignâmes à chercher à nous protéger. Le vacarme qui montait et grondait autour de nous nous fit frissonner. Mais cette fois cela ne dura plus. La tempête venait de lancer ses dernières forces et progressivement les liens d’eau qui nous tenait en l’air se relâchèrent.
Les zéphyrs refluèrent.
Les feuillages des voiles se calmèrent petit à petit jusqu’à redevenir immobiles. Ils dégoulinaient. Nous perçûmes à peine le choc quand la coque toucha de nouveau un quai.
Le roulis avait cessé. Nos pas continuèrent toutefois à chalouper sur le chemin qui nous ramena à la passerelle.
Dans notre ivresse, où se mêlait une soudaine fatigue, nous pensions à la scène que nous avions cru voir, que nous avions vu de toute façon, pendant ce voyage dont nous ignorions en outre où il nous avait mené.
Cependant nous demeurâmes muets durant de longues heures après avoir débarqué. Et nous nous demandons, à l’heure qu’il est, si nous ne le sommes pas encore.
Pour plus de sûreté, nous sommes seulement repassés le lendemain matin à l’embarcadère pour prendre quelques photos de ce somptueux navire. Mais là aussi je suis sur que nous sommes également incapables de dire pourquoi.