En ouvrant l’album de photos, elle en saisit une, la brandit et dit à voix haute.
- Tu te souviens de ce manège, il tournait tellement vite ! Je criais et toi tu avais passé ton bras autour de mes épaules et tu avais dit « N’aie pas peur, je serai toujours là ! » Tu te souviens ?
Elle savait qu’il ne répondrait rien et elle continua son monologue, sans le regarder ; elle ne le regardait presque plus ces derniers temps, c’était trop éprouvant. Ses yeux le traversaient sans le voir.
- Et puis quand on est descendu, tu m’as emmenée loin de la foule et on a marché, on a marché longtemps pour aller dans ce pré, tu sais, là où il y a la rivière. C’est drôle de marcher la nuit, on ne suit jamais une ligne droite. Je marchais en zigzaguant et je riais comme une folle, je crois que j’avais un peu bu. Quand nous sommes arrivés au pré, tu as soulevé le barbelé et tu m’as dit d’un ton qui n’admettait aucune réplique « Viens ! » Moi je ne voulais pas y aller. Tu te souviens ?
Seul le silence lui répondit. Regardait-il la télévision ou était-il encore enfermé dans ses pensées. Elle continua.
- Alors tu m’as pris par la main et tu m’as redis « Viens ! ». Moi, je savais déjà pourquoi tu avais pris ce chemin-là et je crois que j’avais peur. Pourtant je t’ai suivi et rien ne s’est passé comme je l’avais imaginé. Ensuite tu m’as raccompagnée chez moi, il était tard... J’avais les cheveux en désordre, les jambes humides, et du sang avait séché sur ma peau. J’ai eu peur de rentrer. S’ils avaient compris ? Mais la maison avait fermé ses yeux depuis longtemps. Je me suis enfermée dans la salle de bain et je me suis lavée, longtemps, jusqu’à ce que je sois sûre qu’il n’y ait plus de traces.
Quand elle s’arrêta de parler, il ne bougea même pas sa tête. L’entendait-il ? Elle regarda à nouveau la photo et conclut.
- Je t’aimais… toi aussi tu m’aimais, mais on ne s’est jamais aimé pareil. Et maintenant…
Elle s’essuya rapidement les yeux, rangea la photo et continua à feuilleter l’album, comme si de rien n’était, mais rien ne serait plus comme avant. Dans une heure, elle déplierait la banquette pour qu’il se couche et il la regarderait faire, comme tous les soirs, de ses yeux inexpressifs. Où était-il maintenant ? Il vivait dans un pays qu’elle ne connaissait pas. Elle lui caresserait la tête, comme tous les soirs, mais ses mains le faisaient par habitude, elles ne l’aimaient plus comme avant.
Puis elle éteindrait la lumière de la salle à manger et elle monterait se coucher seule dans la chambre qui était la leur, au premier étage. Elle mettrait son réveil à sonner à huit heures. L’infirmière arrivait à 8 h 30 pour sa toilette et il faudrait lui ouvrir la porte.
Rien ne serait jamais plus comme avant.
* photo gentiment prêté par Paulo Lobo du blog Voyage en suspens.
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