Une semaine d'écoulée à l'IME. Ca va ? Tu t'y fais ? Oui. Je m'y fais. Tout doucement. Et ce sentiment de... D'irréalité ? Est-il toujours présent ? De moins en moins. Tant mieux ! Je m'adapte. Plutôt bien, je trouve. Et je suis plutot satisfaite, d'un certain point de vue. Parce que finalement, comme le disait Titane dans l'un de ses commentaires, ces gamins-là, on n'en parle jamais, ou quasiment : je vais pouvoir te raconter tout ça ! Et Dieu sait s'il y a de quoi dire...
A part cette visite dans un IEM, je ne connaissais pas le monde du handicap. Je me souviens avoir été très secouée, à l'époque. Et très intéressée, aussi, parce que j'avais énormément reçu. Ce jeudi matin, donc, en débarquant dans cet IME (morte de peur, il faut le dire), j'avais l'impression d'être dans un monde parallèle, dont les codes différaient totalement des miens. On m'a présenté les adultes (psychomotricienne, orthophoniste, psychologue et bien d'autres), les jeunes, je n'ai que partiellement enregistré les prénoms, on m'a apporté une quantité d'informations incroyable quant au fonctionnement de l'Institut, qui se sont bien sûr, dans un premier temps, toutes mélangées.
Les éducateurs, les jeunes et moi-même nous sommes réunis autour d'une table. Ils se sont présentés, ou plutôt les adultes m'ont présenté mes futurs élèves, car ces derniers étaient aussi impressionnés que moi. A ce moment, ils n'étaient encore que des ados qui me faisaient un peu peur, au travers desquels je ne voyais que les mâchoires déformées, la bave au coin de la bouche, les cris stridents. C'est comme si le mot "handicapé" clignotait follement dans mon esprit, m'empêchant d'aller voir au-delà. J'étais paniquée, effrayée. Envie de fuir mais tout au fond, bien cachée, l'envie de me battre et de rester.
Aujourd'hui, je les connais. Et comme je compte bien t'en parler régulièrement, autant de te les présenter : il y a un grand dadais du nom d'Eddy, avec de grosses difficultés à s'exprimer et une peur paralysante devant les apprentissages. Samantha minuscule, déjà formée, à qui j'attribuais, bêtement, l'âge de trois ans alors que l'on m'avait clairement spécifié, dès le jeudi matin, que l'unité se concentrait sur des jeunes âgés de 13 à 16 ans. Carla, très grande (quel plaisir elle eut, d'ailleurs, à se mesurer à moi !), perdant souvent l'équilibre, mais désireuse d'apprendre d'après les éducateurs, avec elle aussi, des troubles du langage assez importants. On m'avait parlé de sa motivation dès le premier jour, car justement, c'est la seule à avoir envie... Il y a Anthony, très curieux, toujours à se mêler des affaires des autres. Annabelle, très très coquette. Pablo, qui hurle des "Où eeeeeeeeeeeeees-tu ?", avec un sourire béat. Camille, un grand gaillard immense, un peu bourru mais tellement attendrissant. Il y a aussi Dylan, le plus avancé de tous, qui fait des gestes bizarres mais maîtrise la lecture, ainsi que la technique de la multiplication, l'addition et la soustraction. Il a tenté l'expérience UPI mais, traité comme un bouc émissaire par le reste de la classe, a finalement intégré l'IME. Et puis il y a Laure, forte tête, meneuse, qui fait ses premiers pas en lecture. Voilà. C'est ma classe. Ce sont mes élèves.
Une semaine que je les connais. Et déjà, je m'aperçois que je ne les perçois plus comme des handicapés. Ce sont des individus, des gamins qui ont (beaucoup) plus de mal que les autres, des gamins avec des histoires et des mondes bien à eux. Ils me font rire, je leur parle comme je le ferai avec n'importe qui (enfin, un peu plus lentement, peut être, et puis pas avec les mêmes mots), j'utilise le même humour que d'habitude, ils me respectent, je crois. Ils m'admirent un peu aussi, j'en ai bien peur. Parce que bien qu'ils n'aient pas d'affinité particulière avec le monde de l'école (c'est plutôt le contraire), même s'ils m'affirment, avec un brin de provocation, que la classe "ça les saoûle" ("mais c'est pas contre toi, hein, Maîtresse, t'inquiète pas !"), même s'ils traînent des pieds pour atteindre leur matériel, même s'il faut que je les gronde pour qu'ils comprennent enfin qu'on ne se passe pas du cartable et de ses affaires pour travailler, eh bien, je sais aussi que je représente le savoir, qu'ils me respectent pour ça. Et je leur en suis reconnaissante, parce que je sais que ce n'est pas le cas dans tous les établissements. Quand je leur demande de se concentrer, ils le font, ou du moins ils essaient. Bien sûr, leurs pathologies (très diverses) font que ce n'est pas toujours possible, mais ils essaient, vraiment. Et ça, ça compte beaucoup à mes yeux.
Hier matin, nous nous baladions en forêt, le professeur de sport, les jeunes et moi.
"Est-ce que vous regardez les Jeux Paralympiques ?" leur demande le professeur de sport.
Anthony se tourne vers moi : "C'est quoi, Mirabelle, les Jeux Paralympiques ?"
Et là, je ne sais pas ce qui s'est passé. J'ai retenu ma langue juste à temps mais enfin, quand même, j'ai failli lui répondre : "Tu sais, ce sont les Jeux Olympiques pour handicapés, tu sais ce que ça veut dire, être handicapé ?". J'ai eu envie de rire, soudain, parce que cette phrase malheureuse, que je n'ai finalement pas prononcée, me laisse deviner que le mot "handicapé" ne clignote plus dans ma tête : c'est le signe que je parviens à voir au-delà. A les voir eux, tout simplement.