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Donne nous ... (8) - Colin (deuxième partie sur trois)

Publié le 14 septembre 2008 par Audine

Colin avait finalement perdu contre Ricky, un petit homme à casquette, jeans usés et cigarette fichée au coin de la bouche, qui avait battu Christian, un grand noir en pantalon marron foncé et chemise bleue, qui pour saisir les pièces, se baissait à peine et les plaçait dans un geste d’une élégance ironique, puis Ricky avait aussi battu Hafid qui avait pourtant accumulé ses pièces autour du roi adverse en déclamant « dans la série Clouage ! » puis, enfin, Ricky s’était vu mettre en déroute par un Jackie Chan anorexique, abrité derrière des lunettes de soleil opaques, vêtu d’un sweat noir sur lequel trônait une étoile rouge et qui poussait ses pièces d’un pied habillé de chaussures vernies noires à bout pointu et boucle en alu. N’empêche, il avait réussi à emporter la Dame de Rickie bêtement, et les commentateurs s’étaient excusés auprès de Rickie, « non mais un joueur comme toi, on ne pouvait pas te prévenir », puis en douce, « il a affuté son jeu le Rickie, il prépare mieux ses parties », et Colin qui avait entendu, pensait que Rickie n’avait pas un jeu si moisi que ça, auparavant.

Colin s’était décidé à partir au moment où des gouttes de pluie grasses, indécises et indolentes venaient s’écraser au rythme proche d’un message en morse, sur les peaux moites des joueurs et de leurs spectateurs.

En passant, Colin s’arrête au Star Kebab, le meilleur Kebab de la ville, échange le sandwich contre de la monnaie tout en extirpant de sa poche son portable qu’il consulte avec un hochement de tête. Après, il marche à grandes enjambées et croque dans le pain en rattrapant habilement morceaux de viande, salade et sauce blanche.

En entrant dans l’appartement, Colin claque la porte, il aperçoit sa mère dans la cuisine, et elle lui jette « il faudrait qu’on voit pour ton dossier » mais Colin lui répond « je peux pas là » tout en se collant le portable sur l’oreille, sa mère hausse les yeux au ciel en maugréant « pffffffff, faudrait pas que tu perdes une seconde sans tes copains », elle qui est de la génération qui a inventé la pub « Tatoo, gardez le contact avec votre tribu».

Sa mère est technicienne au service des Mesures du département Prévention des Risques Professionnels de la Caisse d’Assurance Maladie. A longueur de journée, elle mesure dans les entreprises, la quantité de décibels, le nombre de poussières de bois par centimètre cube, la pression qui s’exerce sur des bras de chariots automoteurs, les surcharges électriques éventuelles, la lumière du jour qui filtre jusqu’au poste de travail, tout ce qu’il est possible de mesurer pour quantifier un risque. Sa mère est une Balise incarnée.

Depuis que Colin est en vacances en même temps que l’été est arrivé, elle est plus nerveuse. Sa mère ne supporte pas qu’on soit en vacances quand elle travaille.

Mais Colin, qui vient d’avoir son bac S sans aucune difficulté, a décidé d’être vacant, pendant cet été. Cela crispe d’autant plus sa mère qu’ils ont un contentieux sur l’avenir de Colin.

Colin, qui a découvert en début d’été les jeux de rôles massivement multi joueurs sur Internet, a indiqué un peu au hasard à ses parents qu’il ferait bien développeur de jeux vidéo. Sa mère s’est mise en quête des écoles d’informatique sur le coin, et c’est des réponses aux inscriptions dont elle aimerait l’entretenir.

Mais dans la stricte intimité du cerveau de Colin, rien n’est réellement envisagé.

Le père de Colin dirige une petite entreprise à la fois immobilière et de gros œuvre. Il spécule plus ou moins sur des terrains qu’il viabilise, puis prend les marchés et sous traite ensuite.

Pour se faire de l’argent de poche, Colin a parfois travaillé le weekend avec son père, à refaire des appartements de particuliers, la peinture, le papier peint et un peu l’électricité. Mais son père ne veut pas le mettre sur de plus gros chantiers. Pas question d’avoir des emmerdements avec l’Urssaf ou l’Inspection du Travail, qu’il dit.

Depuis cinq mois, le père de Colin est parti pour vivre avec sa maitresse, qui a 28 ans. La mère de Colin essaie de garder sa dignité et fait de gros efforts pour ne pas injurier son père devant ses fils, mais au téléphone avec ses copines, elle pleure et dit qu’elle sent bien qu’elle est détruite et elle appelle la maitresse, la Pouf.

Et voilà que la Pouf est enceinte, mais Colin évite d’y penser, ça le dégoute un peu cette idée, et il trouve son père ridicule, à faire son beau, ridicule, à vouloir pouponner à son âge, pitoyable à se remettre au jogging, il aimerait avoir un père normal, qui entre du boulot et se met les pieds sous la table et à qui on demande l’autorisation pour sortir le soir, éventuellement, on se prendrait une baffe de temps en temps, mais ça serait plus Cohérent.

Une fois comme ça, profitant qu’ils étaient réunis dans le même périmètre, il avait annoncé à ses parents qu’il aimerait bien faire un CFA de peintre en bâtiment pour faire du décor en trompe l’œil. Il avait vu une vidéo de la Chambre des Métiers du Bâtiment sur ce métier, et ça l’avait fasciné, ce métier entre l’artiste et le manuel, et le résultat, qui offrait un choix quant à la réalité que l’on souhaite affronter. Mais ses parents s’étaient exclamé, en chœur et exceptionnellement dans une communion qui aurait pu être touchante si elle n’avait pas paru aussi obscène à Colin, quoi (avec des majuscules), mais c’est à Lézignan Corbières (avec des italiques), c’est après Narbonne (re italiques), plus de 100 km tu te rends pas compte (avec un nombre incalculable de points d’exclamation).

Colin avait avancé, déjà perdant, qu’il y avait un hébergement, mais ses parents lui avaient raconté le merveilleux avenir qu’il pouvait avoir en faisant une école plus qualifiée, moins loin. Enfin même si elle était loin, ils pourraient envisager une voiture et le permis et vraiment, c’était dommage après un bac S qu’il aurait sûrement, de ne pas envisager mieux pour son avenir.

Alors Colin tentait d’envisager mieux.

Depuis quelques semaines donc, Colin évite régulièrement sa mère, notamment lorsqu’elle lance « il faut qu’on parle », et il évite son père qui ne sait pas comment lui dire qu’il veut parler « entre hommes », et la Pouf qui se tient déjà le ventre en le caressant comme si elle était enceinte de huit mois au lieu de deux.

Colin contourne le chien Pacha allongé de tout son long à l’entrée du couloir qui mène vers les chambres, et évite de justesse son frère Thomas, qui marche dans l’obscurité, en crabe, le long du mur opposé à celui où sont exposés les masques africains que ses parents ont rapportés de voyages. Thomas est tout nu et seulement équipé de lunettes de nage, car à sept ans, il vient de découvrir les joies que procure la plongée et a décidé de s’exercer à ouvrir les yeux derrière ses minis hublots dans la baignoire familiale. Il arrive qu’à l’occasion d’une douche rapide, Colin marche sur un Play Mobil ayant servi de trésor à repérer lors du bain de son frère. « Regarde, il faut mouiller pour ne pas qu’il y a de la buée » lui a dit Thomas, en étalant de la salive visqueuse avec des doigts assez poisseux et néanmoins attendrissants, n’importe comment, tout chez Thomas émeut Colin, particulièrement ses mains miniatures, une émotion douloureuse, il a envie parfois impulsivement de prendre les doigts de Thomas, de les mordiller, de les embrasser, de le submerger de conseils de prudence.

Colin fait un signe à la Cousteau à Thomas, l’index et le pouce joints en O et les autres doigts formant une aile, Thomas répond avec un sourire immense d’une bouche dans laquelle quelques dents manquent et fait un signe que ok tout va bien en levant un pouce un peu tâché de chocolat.

Colin entre dans sa chambre en faisant claquer la porte suffisamment fort pour que sa mère pousse un « rahlala », s’assoit devant son ordinateur et tout en l’allumant, sort son portable et tape un texto qui dit « ready ».


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