L'objet du délit...
Je suis l’aînée d’une fratrie de trois. En tant que telle, je pense avoir droit à un minimum de respect. Ce n’est pas parce que mes deux petits frères me dépassent tous les deux d’au moins dix bons centimètres qu’ils ont le droit de se moquer de moi devant tout le monde ou de me ridiculiser, non mais quand même… Hé bien figurez-vous que Titou l’a fait !
Titou, c’est mon plus jeune frère. On a six ans d’écart et je suis la seule qui continue à l’appeler Titou. Après un certain âge, il y a des surnoms qui ne vous vont plus du tout. Les autres ont cessé de le baptiser ainsi mais moi, je continue. Peut-être parce qu’il restera toujours mon tout petit frère à qui je faisais des misères et que je réconfortais dans mes bras quand il pleurait. Je ne sais pas.
Le fait est que ce soir là, on devait sortir, Titou, Vince et moi au restaurant. On devait rencontrer des amies et je m’étais quand même un minimum pomponnée. Je suis une fille nom de Dieu ! Donc j’avais pris une bonne et longue douche chaude, je m’étais parfumée, coiffée, maquillée etc. etc.
Seulement, avant de me lancer dans tous ces préparatifs artificiels mais tellement nécessaires pour ne pas ressembler à Quasimodo, j’avais du choisir ma tenue. Comme je vous l’ai précédemment expliqué, je suis une femme ! Et en tant que telle, j’ai le droit de faire des essais de tenues, de m’interroger sur le choix le plus judicieux, d’hésiter, de déballer mes vêtements, de les comparer... Je n’abuse pas de ce droit. Comme toute personne réfléchie, je sais qu’il a ses limites et je reste donc très vigilante dans la manière dont je l’utilise.
Cet après-midi-là, j’avais donc sélectionné mon plus beau pantalon, celui qui me fait de magnifiques fesses (on ne sait jamais qui peut les regarder après tout), je savais très bien ce que j’allais mettre comme sous-vêtements (il faut se sentir bien dans sa peau, c’est le principal), il ne me manquait donc que le haut.
Le problème des hauts, quand on a trouvé le bas, c’est qu’ils doivent s’accorder. Donc je choisis une première chemise noire, avec des épaulettes sympas et je la montre à mon petit frère. Malheur, ce dernier a du mettre son manga en pause pour me donner son avis ! Déjà, ça commençait mal.
En même temps, comme je sais que sa patience a des limites, je n’essaye pas ladite chemise et je me contente de la coller contre moi pour lui demander ce qu’il en pense. « Ouais pas mal… » fut sa première réponse. C’est trop nul comme réponse, je vous jure, c’est trop horrible comme réponse. Du coup, pas certaine du tout que le choix soit si judicieux, je remonte quatre à quatre les marches pour aller chercher dans ma chambre la seconde chemise que j’avais entrepris de lui décrire sans y parvenir.
Je redescends avec cette chemise et je fais de même côté visualisation. Verdict : « Je préfère la première. » D’accord, ça c’est très bien, ça m’oriente sur mon choix. Alors que je penche pour cette première chemise et que je m’apprête à m’arrêter sur ma tenue, je lui fais soudain remarquer que nous sommes chez papa et maman et qu’il risque de faire froid le soir venu. Pas bête et la main sur la souris pour relancer son manga, mon frangin me fait gentiment remarquer que j’ai raison. Je suggère alors de mettre la veste noire suspendue à la porte et qui attend impatiemment que je recouse les boutons des manches.
Titou note qu’avec une veste noire, je ne peux pas mettre une chemise noire (merci, mais ça je l’avais compris toute seule il y a déjà fort longtemps). Je lui parle donc de ce t-shirt gris avec la boucle d’oreille qui est génial sous ma veste noire. Il me dit qu’il ne connaît pas (ah celui-là… quand il veut pas vous aider, il ne veut vraiment pas vous aider !). Je remonte donc au premier, récupère le t-shirt et le descend.
Je le lui montre, passe la veste sur mon t-shirt rouge en collant le gris devant moi et lui explique l’ensemble. « Ça, c’est bien. » Parfait, c’est ce que je voulais entendre. Merci Titou. Je demande quand même si les paillettes sur le t-shirt ne font pas trop avec les paillettes sur le jean mais il me rassure, c’est parfait.
Impeccable. Une fois préparée, je passe donc cette tenue idéale, prête à partir.
Je me sens forte, sexy, intouchable. J’ai trop la classe mes amis. J’enfile mes chaussures, récupère mon sac à main après avoir fait un rapide check-up pour vérifier que rien ne manque et me décide à rejoindre mon père et ma mère qui discutent dehors. Ils sont assis sur les chaises de jardin, au milieu de la pelouse. Je leur explique que j’attends Titou qui se rase (il faut toujours qu’il se réveille au dernier moment, celui-là !).
Je m’assois négligemment sur le bord de la table (on a la classe ou on ne l’a pas !) Ma mère note ma tenue parfaite et je fais la fille qui réussit toujours à s’habiller aussi bien. De temps en temps, les compliments de ce genre, ça vous fait un bien fou à l’ego. Il ne faut donc pas hésiter à les accepter.
Ma mère, d’un œil aiguisé, note donc que je suis magnifique, puis s’arrête soudain sur les chaussures. Ça, de toute manière, c’est systématique mais vous l’aviez déjà compris. Elle m’explique donc : « Tu es superbe mais tes chaussures sont vraiment horribles. Elles sont moches mais… je dis ça, je dis rien. » En fille avisée et habituée, je ne prête pas attention à ses déclarations. Mon père pouffe de son côté mais se tait, et je regarde mes pompes l’air de rien en répondant que moi je les adore.
Titou arrive soudain, rasé de près et fait celui qui m’attend. Il faut toujours que ce soit la faute des filles, c’est bien connu. Je me lève pour aller à sa rencontre et partir, lorsque soudain il balance : « T’es trop belle mais c’est quoi ces chaussures ??? Elles ressemblent à rien ! »
Mes chaussures de la honte de la mort qui tue ? Vraiment ?
Je regarde mon père qui rit ouvertement maintenant, ma mère qui fait sa tête du genre « je-te-l’avais-bien-dit » et je reviens à mon petit frère. Un complot ? Je suis d’humeur à pouvoir affronter n’importe quel complot. J’ai trop la classe, rien ne me fait peur, rien ne m’atteint.
La suite a donné à peu près ça :
« Titou, ce sont mes plus belles chaussures, je les ai choisis exprès avant de venir en vacances chez papa et maman.
― Ces trucs horribles ? Dis-moi que tu vas pas mettre ça !
― Heu… si.
― Non, tu ne pars pas avec ça… Tu vas me foutre la honte.
― Je les ai choisies exprès dans ma penderie…
― Tu fais du combien ?
― Quoi ?
― Tu fais du combien ?
― 40, 41…
― Je te donne mes baskets noires, c’est du 42. Le noir, ça va avec tout. Tu mets mes baskets et je mettrai mes chaussures de ville. »
Là j’avoue, je n’avais pas vu le vent tourner. Je le regarde comme si c’était un alien, attendant la chute, le grand éclat de rire… Rien, ce petit crétin est sérieux. Je tente de me défendre, de me justifier mais il est déjà reparti vers la maison.
Je me tourne vers ma mère qui lève les mains au ciel en signe d’innocence, alors que mon père a depuis longtemps refusé de me venir en aide tellement il est plié de rire. Ma mère ajoute tout de même un petit « Il a raison, le noir ça va avec tout » qui m’oblige à rejoindre Titou dans la maison. Il a quitté ses godasses, a chaussé son autre paire, et soudain il me tend ses baskets noires avec désinvolture. On va être en retard à ce rythme, je vous le dis !
Pleine de bonne volonté et pour lui montrer qu’il se trompe et que mes baskets beige sont parfaites, j’accepte de mettre ses chaussures. Il observe le résultat, très fier de lui, et balance négligemment un « C’est déjà mieux. » Ah ben, merci. Ces chaussures ne me vont pas du tout ; moi, je préfère les autres. Je tente de le lui expliquer mais il n’écoute pas, et comme de par hasard mes parents arrivent à ce moment-là et ma mère ajoute : « C’est bien mieux. »
J’hésite à tous les tuer. Ils vont quand même réaliser que mes autres chaussures sont plus adaptées. Ils sont aveugles ou quoi ? Ils n’ont aucun goût, c’est pas possible… Mais qui m’a donné une famille pareille ?
Malheureusement, après plus de dix minutes d’explications ; je dois me rendre à l’évidence. Ils sont persuadés que c’est moi qui a mauvais goût. Comme nous ne pouvons pas perdre plus de temps, j’accepte finalement de mettre les baskets de mon frère et nous partons pour le restaurant.
Ma super confiance en moi a basculé, est-ce vraiment moi qui a mauvais goût ? Quand même, ce sont mes plus belles baskets ! Je préfère ignorer cette question existentielle et me concentrer sur la conversation et le repas.
Évidemment, Titou aborde le sujet de mon incapacité à choisir une paire de chaussures et je me prends la honte devant mes amis. Ça, c’est fait. Au moins, il y en a que ça fait rire. Et, alors que je cherche un moyen de me venger et de bien m’en tirer (il est dur maintenant de me battre contre lui, il a une masse musculaire légèrement plus importante… bon d’accord, beaucoup plus importante), je le vois soudain se pencher vers ses pieds.
Je regarde Titou sans comprendre. Il bricole quelque chose au niveau de ses pieds, et c’est étrange vu qu’il n’a rien fait tomber par terre. Il se retourne soudain vers moi et me chuchote à l’oreille : « Putain de godasses, je les ai pas mises assez, elles me serrent… et elles me font mal… »
On a finit de manger à 23 heures et il n’a pas pu quitter ses chaussures…
Il a gesticulé toute la soirée sur sa chaise, tellement il se sentait mal à l’aise…
Autant vous dire que ça m’a largement suffit comme vengeance….
Isabelle B. Price (01 Septembre 2008)