Lecture

Publié le 22 septembre 2008 par Dicidense

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-Quelle journée, Quatre heures chez Madame Sopaille !

Elle était lectrice pour personnes âgées. Son auditrice était une femme de 93 ans, seule, ne recevant jamais d’appel téléphonique, ni courrier, ni ami, ni famille.

-Je ne sais pas si elle aime, car comme d’habitude, elle garde son petit rictus méprisant aux lèvres. Mais le pire c’est son regard qui vacille entre la méchanceté et l’absence mais en lui lisant avec délice Don Quichotte, elle s’enthousiasmait pour ce roman car elle appréciait sa conviction pour transformer un rêve en vie de chevalier.

Elle se demandait comment cette femme pouvait être si seule. Dernière étape d’une vie de misanthrope ou produit d’une société maintenant la vieillesse dans une quarantaine implicite ? Elle penchait malgré tout pour la première hypothèse tant cette femme la traitait avec si peu de considération. Elle alternait les vexations, un jour renversant sa tasse, l’autre jour en lui faisait relire six fois le même chapitre en simulant à chaque fois un somme. Elle raillait aussi sa diction, sa façon de s’habiller, de se maquiller ou de se tenir …etc. Tout était bon pour une critique acide.

Michèle eu vaguement honte sa réaction, de cette hostilité naissante et sourde qui aurait pu basculer dans haine tellement plus supportable qu’une compassion impuissante et douloureuse. Et puis elle avait besoin d’argent. Elle terminait son doctorat d’État en criminologie alors en attendant cet emploi la lecture lui apportait le minimum vital pour terminer sa thèse. Elle savait qu’elle serait très bien payé dans ses emplois futurs et sa thèse avait déjà été achetée par un grand éditeur. L’acquisition d’un cabanon et d’un petit bout de vigne en Provence du côté du Lubéron, vers Lacoste ou du côté du pays d’Aigues se matérialisait chaque jour un peu plus. Du moins, elle y croyait.

En sortant de l’immeuble de la vieille acariâtre, une femme avait heurtée Michèle. Elle passa sa main sur son bras en effleurant la sensation douloureuse. Elle avait du mal a accepter les gens qui prêtait peu d’attention à leur entourage : ceux qui écrasent les pieds de leurs voisins dans le métro, ceux qui bousculent, et même parfois ceux qui marchant à ses côtés zigzaguent ou encore en passant dans une chicane lui laissait l’obstacle plutôt que le passage. Il y avait aussi ceux qui parlent ou rient trop fort, ceux qui regardent sans voir, qui n’écoutent pas en acquiesçant du chef, ceux dont les odeurs corporelles sont envahissantes, ceux qui étalent ou écartent leurs jambes, qui jouent des coudes pour dépasser, qui mâchent bouche grande ouverte, hurlent dans leur téléphone portable… Elle décida de prendre un verre au café d’en face pour éloigner son énervement. Le froid sec ne la découragea pas de la terrasse car des lampes infra-rouges tempérait l’atmosphère. Bien installée elle avait commandé un Cognac. Elle jeta un œil sur les titres de Courrier International, seul hebdomadaire qui la tenait informée de tous les malheurs du monde. Pour les nouvelles de France elle se contentait du Canard. La chaleur et une légère ivresse l’envahissaient peu à peu.

-Garçon, la même chose, s’il vous plaît.

En repensant à son auditrice elle se demandait ce qui lui manquerait à 80 ou 90 ans. La jeunesse sans aucun doute mais les souvenirs heureux en compenseraient la perte. Des copains ? De la santé ? Du plaisir ? En repensant à l’appartement de madame Sopaille, elle se dit qu’il était dans le même état qu’il y a trente ans. Les couleurs avait perdu leur éclat, le blanc prenait des nuances de gris sale, les murs de la cuisine étaient par endroits gras. Comme apprécier la couleur quand le terne a remplacé l’éclat et la pénombre la lumière ? Elle n’osait pas imaginer la vie régnant sous les tapis et l’état dessous les lits. Et elle se dit en souriant que finalement ce qui lui manquerait à cet âge c’est un appartenant pimpant, clair et joliment décoré, avec de la musique en permanence, où elle pourrait vivre avec son vieux mari ou encore recevoir des jeunes amants de 75 ans maximum. La tristesse qui suintait de cet appartement ne rendait pas sa propriétaire plus sympathique. Cela ne lui donnait pas non plus des droits pour être désagréable. Mais dans un élan inexpliqué de générosité Michèle se dit qu’elle lui proposerait de lui refaire sa décoration : simplement; avec du lino au sol et de la peinture blanche aux murs bien qu’elle soit certaine de son refus.