La dialectique est réduite à sa plus simple expression et ça ne dérange pas Colin.
« S’il va à sa propre chute, il suffit d’attendre qu’il s’écroule tout seul, le système capitaliste ! » avait il lancé à un militant trotskyste du lycée, et l’autre avait répondu « Oui mais si je peux accélérer les choses en lui sautant dessus à pieds joints … ».
Là, il existe deux débats. Faut il respecter une sorte de code de l’honneur et ne tuer un autre joueur que si l’on a une bonne raison –être un APK, un anti player killer – une raison telle que il fait partie d’une guilde ennemie ou il a tué auparavant un ami, où peut on jouer sans se préoccuper de morale et tuer qui on a envie quand on a envie – être un PK, un player killer ?
Doit on impérativement jouer rollplay et laisser ainsi le plus de place possible à l’immersion ou chacun fait ce qu’il veut à partir du moment où il paie son abonnement ?
Ce en quoi les guildes se partageaient suivant ces différentes conceptions, et entrer dans une guilde était une absolue nécessité si l’on voulait pouvoir progresser – monter le level du perso.
Colin avait envisagé de postuler chez Millénium, mais le CV à déposer, le parrainage à trouver, et surtout, la discipline quasi militaire de la guilde l’avaient rebuté. Les Mills sont formés en association, menés par Cédrix, un chef de guilde prof de maths dans la vie réelle – in real life, IRL. Colin pensait que Cédrix optimisait même ses petits déjeuners, pour plus d’efficacité. A un salon de jeu vidéo, les Mills étaient là, et Colin avait constaté que Cédrix était un grand type maigre, doté d’un début de calvitie, portant la tête dans les épaules, si bien qu’il avait toujours l’air de marcher en étant accroché à un porte manteau.
Néanmoins Cédrix est un grand chef de guerre, et grâce aux Mills, le serveur a été débarrassé des War Legend, une guilde d’allemands, des tueurs tous azimuts azimutés, tuant aussi bien d’autres joueurs expérimentés que des débutants – des tueurs de newbies.
L’autre grande guilde du serveur, les Inguz Morniëo – l’Alliance Ténébreuse en elfe – demandait également un niveau important, mais surtout, était totalement APK et Colin avait aussi peu envie de se limiter que d’être surnommé Bisounours par d’autres joueurs s’embarrassant moins de morale. Les Inguz sont menés par un informaticien qui incarne une barde, SacréCoeur. SacréCoeur s’était marié avec Saoryn, un moine de la guilde des Bannis, et le mariage avait rassemblé plus de 200 joueurs dans la magnifique cathédrale de Camelot, sur le royaume d’Albion, le serveur n’avait pas sauté, même au moment de la sortie de l’église, quand tous les mages, bardes, prêtres et autres jeteurs de sorts, avaient offert un immense feu d’artifice aux mariés.
C’est dire si les Inguz aimaient pousser le rollplay.
Finalement, Colin était entré chez les Faucheuses d’Ames, à la période où cette guilde avait ouvert son recrutement à des personnages masculins. Il fallait cependant garder son rollplay. Colin, qui avait découvert les films de Clint Easwood sur Iwo Jima et leur vouait un véritable culte, avait choisi comme nom d’avatar Nishi. Nishi était un des héros japonais des « Lettres d’Iwo Jima », le film du diptyque que Colin préférait. Il avait vécu à Los Angeles, été ami avec Mary Pickford et Douglas Fairbanks, et avait gagné une médaille d’or aux jeux olympiques dans l’épreuve d’équitation du saut d’obstacle en individuel, avec son cheval Uranus, en 1932. Après quelques hésitations, les Faucheuses d’Ames avaient fini par accepter Colin, croyant sans doute que le pseudo Nishi était d’origine elfe, et Colin se félicitait donc de ne pas avoir choisi Takeichi, le prénom de Nishi faisant nettement plus japonais.
Il espérait que lorsqu’il serait à niveau pour avoir un cheval, il puisse l’appeler Uranus sans que les leaders de la guilde n’y trouvent à redire sur le rollplay. Ils venaient de refuser l’entrée de la guilde à un druide qui avait comme familier un loup gris assez puissant nommé Boufchidor.
La veille, un groupe de guildes rassemblé autour des Inguz, - la Zerg Alliance – avait tenté de reprendre les reliques sacrées aux Mills, qui les gardaient dans un de leurs forts. La tentative avait fait long feu, puisque du haut des remparts, les Mills avaient balancé sorts et boulets de catapultes sur la troupe assemblée, et le terrain devant le fort était jonché de cadavres, les soigneurs et ceux qui ressuscitaient, bardes, druides, sentinelles, ménestrels, moines, clerc, chamans, thanes - on pouvait lire sur les canaux de discussion des guildes des appels à l’aide pathétiques « heal please ! » ou « tu peux me rez ? » - étaient débordés, des dizaines de corps étaient laissés à l’abandon et leur propriétaire partaient dignement récupérer leur vie à une pierre magique, - je vais au bind ! – loin du champ de bataille.
Pour remonter le moral des troupes, les leads avaient décidé ce soir d’aller tuer un monstre de légende, Légion puis de tenter le Dragon Suprême, Cuuldurach, dans un donjon sur le secteur des Abysses.
Le rendez vous était au portail de Tir Na Nog, ou chacun attendait les autres membres de sa guilde, pour se constituer en groupe, avant de se télétransporter non loin du donjon – je prends le portail, je zone ! préviennent les voyageurs.
Colin est un peu en avance et ne voit pas ses amis de guilde. Autour, les joueurs comparent leurs équipements, tentent de draguer en lançant des bisous à la cible – slash kiss - tout en ne sachant pas trop à quel sexe réel ils ont affaire, vont vendre des trésors récoltés en tuant des monstres – je vais vendre mes loots – ou s’entrainent à faire des mouvements comme des sauts périlleux. Un d’eux ne parvient qu’à faire des sauts sur place tel un Zébulon qui bug, Colin a l’impression de voir le militant trotskyste sautant sur le système capitaliste.
Il va vendre 102 plaques d’obsidienne et 78 d’astérite pour 974 silvers et est tenté un moment de noter l’opération pour avoir la deuxième partie de l’équation à deux inconnues lors d’une prochaine vente, mais il rejette cette idée, agacé d’avoir la même manie des chiffres que sa mère. Manquerait plus que ça, de lui ressembler.
Il s’assoit contre un mur, indique sur le canal de guilde qu’il va être un peu absent – AFK, away from the keeboard – se lève et se dirige vers la cuisine en enjambant Pacha au passage.
Il sort un Coca du frigo et croise sa mère, qui lui jette un regard noir. Il lui indique qu’il ne dinera pas.
Un jour que Colin était pressé de quitter la table du diner pour retourner à un rendez vous de guilde - mais M’man, c’est important ! On m’attend ! – sa mère lui avait dit que c’était virtuel donc absolument pas important. Colin avait répliqué que seuls 2 % des échanges financiers mondiaux concernaient des marchandises ou des services, alors qu’est ce qui était important, hein ? et devant l’air abasourdi de sa mère, il avait ajouté perfidement « C’est Jospin qui l’a dit sur le 7-9 ce matin » portant ainsi l’estocade à l’adhérente du PS, fidèle auditrice de France Inter.
De retour devant son ordi, Colin pose la canette de Coca assez loin du clavier tant il se rappelle des conséquences dramatiques d’une noyade au Coca sur le fonctionnement du clavier, qui déjà contient un certain nombre de miettes de pizza et de cookies chocolat noisettes.
Les Faucheuses sont arrivées, et les leads demandent à tout le monde de passer le portail – go TP – puis, à l’arrivée de l’autre coté, pour ceux dont c’est le rôle, de mettre les améliorations sur les autres – buffs, please, plz – et voila tout le monde auréolé de lumières de toutes couleurs, de sigles momentanés au dessus des têtes – ici le Marteau d’Odin, là l’Etoile d’Azura, ou encore le Croissant de Behemot – ou de petites étincelles brillantes qui tournoient, qui jaillissent et qui semblent faire briller même les yeux.
Ca ne sert pas à grand-chose tout cela, puisque ça disparaît à l’entrée du donjon, qui est à dix minutes environ à pieds – les buffs partent quand on zone, il y en a toujours un pour le faire remarquer.
Mais on ne sait jamais, même si le niveau est suffisant pour affronter araignées, tritons, scorpions ou autres squelettes démantibulés, il n’en serait peut être pas de même en cas d’attaque d’afrits, de minotaures, de siabras, de gnolls, d’orcs ou autres fomoriens, sans parler d’une attaque surprise des Mills, qui commencent à s’ennuyer ferme sur le serveur à force d’être les plus forts.
Pour faire le chemin jusqu’au donjon, les leads demandent à ce que chacun suive, et se colle à celui de devant – stick ! retentit l’ordre des leads sur le canal de guilde – et parfois, un des membres en profite pour s’absenter en douce – en signalant ou pas AFK – c’est assez Interdit comme comportement, il faut prendre ses précautions avant – comprendre aller pisser avant, avoir quelque chose à grignoter avant, et autre interruption intempestive une fois l’action débutée.
Voilà la troupe d’aventuriers en route, toutes races confondues, les Celtes, Firbolgs, Lurikeens, Elfes, Trolls, Avaloniens, Highlanders, Nains, Sylvains, Kobolds, Frostalfs, Nécrites, Bretons, ils sont de peau bleue, marron, blanche, rouge, verte, ils peuvent porter de la maille, de la plaque, du cuir, ou que du tissu, ils sont de toutes tailles, ont des oreilles invisibles ou qui dépassent des casques, leur corps est à l’épreuve du feu, de la glace ou frêle comme une chips, ils peuvent respirer sous l’eau ou disparaître de la vue des autres, et ils sont guerriers, guérisseurs, mages, archers, assassins, prêtres, espions, ils se protègent avec un bouclier ou avec leurs propres sorts, ils peuvent courir plus vite que n’importe quel animal ou ennemis ou empêtrer l’ennemi dans un enchevêtrement de ronces, ils savent faire de l’alchimie, ou être forgeron, ou être tailleur et coudre des habits aux propriétés magiques, ils peuvent fabriquer des armes ou miner, tous peuvent aller boire dans des tavernes, danser, dormir pour récupérer des forces, faire des quêtes auprès des gardes des villes, commercer, tuer des animaux, vendre leur peau, rechercher à devenir de plus en plus fort, acheter des teintures pour ses vêtements, porter des capes prestigieuses, des armes uniques dans tout le territoire, trouvées sur un monstre de légende, chacun peut se lier avec qui il veut, prendre un cheval pour traverser les terres, prendre un bateau, acheter une maison, apprivoiser un animal, acheter un sort, aller parler à la Reine dans le château de la capitale, et ils ont pour noms Belmanda, Holdhivyhet, Laif, Aldaya, Wynoe, Keelda, Dunadon, Tan Artabel, Diese, mais aussi, Pilgrim, Aragorn, Merlin et Legolas, mais aussi, CroixRouge, Ridiculous, Trollesse, Kradok, Buffy, Tapi, Machin ou Popof.
La lutte contre Légion et Cuuldurach a duré deux heures un quart et Colin a des douleurs qui le lancent le long des trapèzes et doit secouer de temps en temps sa main droite qui se crispe sur la souris. Mais au bout de tout ce temps, les monstres de légende ont enfin abdiqué et se sont écroulés avec le bruit de la tour de Babel se couchant sans grâce, et ils ont fait trembler le sol des grottes envahies par les troupes obstinées, trembler le clavier, trembler la main de Colin, et l’écran a semblé vacillé, et sur les fenêtres de dialogue ont défilé les listes d’objets de quêtes lâchés par les monstres, des épées, lances, hâches, marteaux, masses, fouets, des glaives, des chaines, des cimeterres, des claymores, couteaux, crochets, rapières, bâtons, arcs, arbalètes, avec leurs noms de légende, Invocateur, Absorbeur, Perforant, Epineux, Embrocheuse, Empaleur, Moissonneuse, Pourfendeuse, le Bâton Saumatre de l’Evêque Avide, l’Arbalète de la Terreur de Basalte, la Baguette Maudite des Ténèbres, et, des équipements de protection, vêtements magiques, bijoux, colliers, anneaux, bracelets, des boucliers, qu’ils s’appellent targe, pavois, rondache ou écu, des bottes, ceintures, jambières, casques, gants et capes élégantes et colorées.
Tous ces trésors devront être partagés entre les participants, d’abord distribués entre les chefs de guilde qui vont les donner à leurs membres suivant les besoins de chacun, et sont autour d’un campement improvisé dans le recoin d’une salle d’un niveau intermédiaire du donjon, les chefs des Inguz, des Cohortes du Valhalla, des Bannis, des Faucheuses d’Ame, des Messagers d’Ankavos, ainsi que quelques Carpe Mortem, guilde de morts vivants, qui ne dialoguent qu’en vous sifflant des mots incompréhensibles derrière vous, et se plaisent à rendre mal à l’aise tout le monde, en faisant des grands bruits de succion continuels.
Colin a souhaité se contenter d’une épée qui a pour nom Buveuse d’Ame, tant les tractations l’ennuient, et puis, il est fatigué.
C’est là, en remontant tranquillement après avoir évité les Furies, espèces de fées volantes très agressives, les Spraggons hurleurs qui sont totalement stupides, presque arrivé au portail de sortie du donjon, qu’il s’est fait agressé par un Mill, un troll appelé Grozbaff.
Peut être le troll a-t-il été surpris, toujours est il qu’il a asséné à Colin un coup de masse à pointes qui a failli le faire chuter de sa chaise, masse qui devait être enduite d’un poison à diffusion lente, car Colin n’a pu se relever que pour retomber, et puis il est mort, et là, autour de son cadavre, le troll s’est mis à danser, puis à faire des bras d’honneur à Colin, et des signes de victoire en levant les bras au plafond du souterrain, et Colin entend ses borborygmes, et dans le salon à coté, sa mère qui tourne les yeux mi clos sur Black Magic Woman, musique improbable programmée par France Inter, un rictus aux lèvres, et Thomas, qui prend son deuxième et dernier bain de la journée, compte les bulles qu’il parvient à faire la tête sous l’eau au fond de la baignoire, et Pacha, au milieu de son couloir, fait un rêve étrange et pénétrant, agite un peu les pattes et gémit, et bave un peu, d’une langue pendante et alanguie, et là, Colin perçoit nettement le rythme de son réveil, le vent qui passe à travers la mauvaise isolation des fenêtres, et le ronronnement du ventilo de l’ordinateur, persistant, apaisant et s’imposant.
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