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Le réflexe d'identification collante

Publié le 24 septembre 2008 par Isabelle Debruys
J’ai rencontré un grand lecteur dans mon bar à tapas préféré. Je n’attendais personne, je buvais tranquillement mon Cairanne en attendant mon assiette géante de charcuterie et de fromage. Il m’a trouvée à son goût, ou bien n’avait pas envie de boire tout seul : toujours est-il qu’il s’est assis très courtoisement sur le haut tabouret à côté du mien et m’a proposé de m’offrir un deuxième verre. Ensuite, tout a démarré très vite. J’ai su ce qu’il faisait dans la vie, j’ai appris dans la foulée qu’il était un grand lecteur mais je ne savais pas « grand » pourquoi, et que les écrivains étaient de sacrés névrosés. J’ai accueilli avec soulagement l’arrivée de nos verres et de mon assiette, ai trinqué poliment et gratifié la nourriture d’une mine ravie. En pure perte : il était lancé, j’ai eu droit au détail des névroses. Si je n’avais pas entamé mon premier verre le ventre vide, je n’en serais pas là : j’aurais eu la présence d’esprit de décliner sa compagnie. Du coup, d’agacement, j’ai bu le deuxième verre trop vite. J’en ai appris de belles, des vertes et des pas mûres. Je suis rentrée, la moitié de mon assiette à peine entamée, d’une humeur rendue sinistre par la faim, le vin bu trop vite et ces bêtises stupéfiantes.
Non satisfaits d’être porteurs de névroses, les écrivains s’en vantent. Soit. Ce n’est pas le pire, et après tout, il avait peut-être raison. Mais il était également convaincu que l’œuvre et l’auteur ne font qu’un, un tout absolument et totalement indissociable. Les voici collés l’un à l’autre, fondus dans une mayonnaise inextricable.
Effectivement, l’œuvre vient bien de quelque part : de celui qui l’a produite. Une fois qu’on a dit cela, a-t-on tout dit? Ca y est, c’est fini?
Eh bien, oui, à l’écouter, c’est fini : on va chercher l’auteur partout, exiger des justifications et des analyses pour la moindre pensée qui a traversé l’esprit d’un personnage ou qu’assène la voix narrative. Pas un mot qu’il ne doive assumer comme étant « lui ». Et s’il s’en étonne (j’allais dire, « s’en défend »), commence à peine à prononcer le mot « fic- », qu’on le coupe immédiatement, qu’on se récrie: « ah, mais vous l’avez écrit! Tenez, je vous cite, c’est à la page... ». Et toc : imparable. En effet, oui, c’est lui qui l’a écrit, alors forcément... C’est une vieille dame qui parle, et l’auteur est un homme fringuant d’une quarantaine d’années? Et alors, c’est son boulot, à l’auteur : il invente. Mais au bout du compte, personne n’est dupe : c’est de lui qu’il parle.
Je ne soutiendrai pas que ce n’est jamais le cas. Je refuse que ce le soit toujours. Et puis il y a eu un mot, tout à l’heure, celui auquel on ne fait plus très attention : il invente. Il n’invente pas à partir de rien, tralala, passons car peu importe. Tout le problème de cette interprétation qui jaillit de toutes parts – car ce lecteur était la voix d’une multitude d’autres –, cette interprétation vient du fait que depuis des années, les auteurs se racontent eux-mêmes et le revendiquent : l’auto-fiction est partout, ils ne s’en cachent absolument pas, le bouquin est de la mise en scène, parfois excellente, il faut bien le dire, de leur propre vie.
On baigne là-dedans, pas forcément depuis des lustres, mais du fait de certains auteurs phares. Pourquoi se vendent-ils aussi bien (en dehors du talent de certains) ? Parce qu’ils sont pile poil dans ce que veut le monde et qu’on voit dans tous les médias: il faut parler de soi. La télé ne montre que cela : il faut mettre en avant le tout venant. On est dans la culture de l’égo, on célèbre le « moi ». Alors il n’est pas étonnant que les lecteurs aient acquis le réflexe d’identification collante.
Un auteur sait, quand il écrit, qu’il va utiliser des éléments de son « expérience » (au sens très large du terme) qu’il ne maîtrise pas. Il sait aussi ce qu’il utilise volontairement de cette expérience, cela, c’est ce qu’il contrôle. Et dans cela, il sait ce qu’il met tel quel, ce qu’il transforme, comment il le transforme et dans quelle mesure. Ce n’est pas du tout amusant de tout mettre tel quel, ou d’inventer très peu, car on est plus proche de l’autobiographie que de la fiction.
Le bonheur d’écrire de la fiction, c’est d’utiliser tout son être (son corps, ses émotions, son âme, son esprit, sa raison, tout, absolument tout ce qu’on est) pour se transformer intérieurement et créer des personnages. On se pousse, voire on s’efface, pour leur laisser place libre. Mais en même temps, on ne cesse jamais d’être là : on est le terreau sur lequel ils s’épanouissent, le sol sur lequel ils évoluent. C’est comme si l’on créait des tableaux intérieurs, chaque personnage en étant un, et que l’on soit à la fois le chevalet, le pinceau, la toile, et la peinture : on est la matière et on fabrique quelque chose qui n’est pas "soi" mais dont on participe.
C’est en cela que l’auteur et l’oeuvre sont indissociables. Ils ne sont pas superposables pour autant. C’est sans doute à cause de cette vilaine et très agaçante manie que j’ai toujours revendiqué l’individualité de l’oeuvre d’une part, et celle de l’auteur d’autre part. Il serait absurde de prétendre qu’ils sont totalement indépendants, mais il faudrait cesser de les souder comme des siamois.
J’avoue : j’éprouve le besoin farouche de conserver à l’auteur toute sa liberté. Car écrire de la fiction, c’est avoir accès à un espace inouï et vertigineux.
Mais je vais vous dire : les auteurs non plus ne sont pas dupes ;-)

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