J’ai pris énormément de plaisir à vous faire partager les nouvelles « perdantes » de Femmes d’Aujourd’hui. J’ai osé utiliser le terme « perdante », sans aucune connotation péjorative, vu que j’en faisais partie, de ces perdantes (il est de notoriété publique que je perds tous les concours auxquels je participe).
Ne soyez pas déçus, ne soyez pas déçues. Plus de nouvelle à lire, mais tout de même de bonnes nouvelles. De très bonnes nouvelles.
Parce que les nouvelles, c’est bien connu, quand y’en n’a pu, y’en a encor’ ! Non je ne vais pas vous offrir une de mes créations. Je n’ai écrit à ce jour qu’une et une seule nouvelle, qui m’a pris 8 heures, et qui n’a même pas été foutue de me faire gagner ce concours, alors les nouvelles et moi c’est terminado, finito.
J’ai plutôt décidé de vous faire partager certaines de mes découvertes en matière de lecture. Outre les livres d’auteurs plus connus, que j’aime lire et chroniquer ici et sur Madmoizelle, j’ai eu une envie (subite, comme toutes mes envies de femme non enceinte), de vous faire découvrir des petites trésors. Parce qu’il n’y a pas besoin d’être célèbre pour être talentueux. Et parce que la célébrité n’est pas nécessairement gage de talent. Pour en avoir la certitude, imaginez un instant Paris Hilton ou Eve Angeli écrivant, seules (sans aucune aide), un livre. On est d’accord ? Et parce que je sais combien le monde de l’édition est fermé (faut être connu pour être édité, mais pour être connu, faut d’abord être édité, cherchez l’erreur), aussi régulièrement que possible, je promouvrai (du verbe « promouvoir, faire la promotion ») certains des auteurs que j’ai eu le plaisir de découvrir.
Et cette semaine, je commence par Anne-Laure Briet. Anne-Laure est une jeune française de 21 ans. Gamine va (regard larmoyant et jaloux). Elle m’a envoyé son recueil de nouvelles. Et parce que je sais que vous allez ressentir, ce jeudi, cet horrible manque, cette sensation de ne pas avoir votre dose hebdomadaire de nouvelles, j’ai jugé bon de vous la présenter aujourd’hui.
Ses nouvelles sont incroyables, parce qu’on les croirait écrites par différentes personnes. Anne-Laure vous transporte de l’amour à la rage, du drame à la folie, de la séduction à l’amitié. Elle passe d’un style à l’autre, avec brio. Chaque nouvelle nouvelle (oups, expression désagréable et nullissime) est plus surprenante que la précédente. Elles sont courtes, font réfléchir, parfois, rêver, parfois, espérer, parfois. Je vous recommande la dose d’une par soir, avant le coucher.
Un seul mot pour décrire ce livre : une réussite (je sais ça fait deux mots). Moi je dis qu’Anne-Laure a un bel avenir devant elle !
Vous pouvez découvrir (et acheter) son livre ici.
Et histoire de vous mettre l’eau à la bouche… j’ai demandé à Anne-Laure l’autorisation de publier une nouvelle… Elle m’a laissé le choix entre « Lettre à un père » et « Pour ses yeux ». J’ai longuement hésité, car j’adore les deux, et bien d’autres encore. Voici donc « Pour ses yeux »… si « Lettre à un père » vous tente, vous savez ce qu’il vous reste à faire.
Pour ses yeux
Li est enceinte de huit mois, et elle prie. Elle prie pour que l’accouchement se passe bien, elle prie pour que le bébé soit en bonne santé, et surtout, surtout, elle prie pour que ce soit un garçon. Si c’est une fille…elle préfère ne même pas y penser. Cherchant à oublier la fatigue, elle prépare le repas du soir, en attendant que son mari, Deng, ne rentre. Elle ne peut pas s’empêcher d’être inquiète. Quelle vie pourra-t-elle offrir à son enfant ? Une vie de travail et de misère, sans joie ni liberté. Li aimerait crier haut et fort ce qu’elle pense du régime communiste, mais Deng lui a défendu de rien dire. Pourtant, il y a quelques années, elle avait cru que tout allait s’arranger. Depuis la mort de Mao, les dirigeants chinois s’efforçaient d’assouplir le régime et avaient décidé le retour à une économie de marché. Li avait partagé la liesse des habitants du village et avait espéré un avenir meilleur. Mais très vite, elle avait compris que les dirigeants chinois n’avaient pas l’intention de desserrer le carcan politique. La démocratie n’était pas encore pour demain…
Les campagnes avaient été décollectivisées, et Deng avait été si fier de lui annoncer qu’ils auraient désormais une ferme pour eux tous seuls ! Elle l’aimait, à cette époque-là, et c’est avec joie qu’elle avait accepté de l’épouser et de s’installer auprès de lui et de ses parents. Mais là encore, Li avait très vite été déçue. Son mari s’était tellement endetté pour acheter cette ferme qu’il n’avait plus les moyens d’assurer son exploitation. Ils avaient dû travailler encore plus dur qu’avant, pour un revenu plus faible. Depuis que Li était enceinte et ne pouvait plus travailler dans les champs, la famille s’enfonçait dans une misère noire. Deng s’était endurci face à ce malheur, et dans cet homme renfermé et parfois brutal, elle ne reconnaissait plus le jeune homme joyeux et doux qu’elle avait épousé. Lorsqu’elle lui avait annoncé qu’elle était enceinte, elle avait vu une petite lueur surgir dans ses yeux, et elle avait cru qu’elle retrouverait l’homme qu’elle aimait. Mais sa fierté à l’idée d’être père avait bien vite été combattue par l’angoisse de ne pas pouvoir nourrir l’enfant. Depuis, il ne cessait d’en parler. Les jours où il était de mauvaise humeur, il voyait tout en noir et imaginait des scénarios catastrophiques. Le reste du temps, il bâtissait des projets mirobolants sous les yeux émerveillés de sa femme, affirmant que son fils serait un solide travailleur, et qu’avec son aide ils sortiraient de la misère. Une fois, Li lui avait fait remarquer que l’enfant qu’elle mettrait au monde serait peut-être une fille. La réponse de Deng l’avait fait frémir.
Assise face à son fourneau, Li surveille la cuisson du riz tout en tendant l’oreille : son mari ne devrait plus tarder à rentrer. Soudain, elle sent son bébé bouger. Elle sourit et pose la main sur son ventre. L’enfant continue à donner de petits coups et elle lui parle doucement tout en caressant son ventre, oubliant le riz qui cuit et commence à brûler. Elle sursaute en entendant la porte claquer : c’est Deng qui vient de rentrer. Il est harassé et mort de faim. Li se lève difficilement, et, se traînant sur ses courtes jambes, se dépêche de servir son mari.
Quelques semaines plus tard, Li a senti les premières contractions et a prévenu sa belle-mère. Celle-ci est partie chercher de l’aide, et Li est maintenant bien entourée. Couchée sur le lit conjugal, elle souffle, et crie, et souffre. Enfin, le bébé se décide à sortir, et les femmes qui l’entourent annoncent qu’elles voient sa petite tête. Malgré sa souffrance, Li trouve la force de sourire, puis pousse une dernière fois, et l’enfant naît. Trempée de sueur et à la limite de l’évanouissement, elle regarde son enfant qui pleure, et prie une dernière fois pour que ce soit un garçon.
- C’est une fille, annonce d’un air un peu gêné le médecin qui a assisté à l’accouchement.
Li pousse un hurlement et s’évanouit.
Lorsqu’elle se réveille, quelques minutes plus tard, elle aperçoit sa voisine assise au bord de son lit, tenant dans ses bras un bébé. Elle tend la main et la jeune femme lui remet l’enfant. Le bébé ne pleure plus, mais il a les yeux grands ouverts. De grands yeux noirs qui la regardent fixement, comme pour la supplier de le protéger. Li serre sa fille contre elle, et deux larmes roulent le long de ses joues. Sa voisine, d’un geste maladroit, tente de la consoler. Elle lui explique que le médecin est auprès de Deng et qu’ils discutent. Deng ! Li sent un frisson lui traverser le corps. Deng est là, Deng est au courant que c’est une fille ? La peur la fait trembler, et instinctivement elle serre plus fort son bébé contre elle, déjà prête à se battre pour le protéger.
La voisine a quitté la chambre et Deng est entré. Assis auprès de sa femme, il baisse la tête, honteux de ce qu’il a à dire. Il a honte, et lui aussi tremble, mais sa décision est prise, il ne changera pas d’avis. Il avait mis Li au courant, elle savait qu’ils ne pouvaient pas élever une fille. Elle a beau protester, il ne veut rien entendre. D’après cette maudite loi de planification des naissances, ils ne peuvent avoir qu’un enfant, et Deng veut un héritier mâle, qui pourra reprendre et faire fructifier son exploitation. De toute façon, ils n’auraient pas eu les moyens d’élever deux enfants. Il n’est pas fier de ce qu’il s’apprête à faire, mais il n’a pas le choix. Li le supplie de lui laisser sa fille au moins pour quelques jours, le temps qu’elle s’habitue à l’idée de la perdre. Elle l’a porté pendant neuf mois, il peut bien la lui laisser encore quelques jours ! L’enfant boira le lait de sa mère, et personne n’y perdra rien. Mais Deng ne veut pas que sa femme s’attache à cette enfant. Plus elle retarde le moment de la séparation, et plus celle-ci sera difficile. Li crie, supplie, se traîne à genoux, et finalement Deng concède quelques heures. Mais seulement quelques heures…
Tremblante, elle regarde son mari quitter la pièce. A ses côtés, sur le lit, sa fille pousse des petits cris, et Li remarque une fois encore qu’elle a les yeux grands ouverts. C’est rare, un bébé si jeune qui ouvre autant les yeux. Intriguée, elle se penche vers sa fille, fascinée par ce regard posé sur elle. Son enfant est déjà si pleine de vie, elle semble curieuse de découvrir le monde ! Mais les terribles mots de Deng lui reviennent en mémoire :
- Elle doit mourir.
Soudain, un sursaut de révolte la fait se redresser. La mort de sa fille lui semble tout d’un coup impossible, et elle se sent prête à se battre pour sauver son enfant. Jamais elle ne laissera Deng la tuer, elle bravera sa colère et sa violence plutôt que de cautionner une pareille monstruosité. Jusqu’ici, elle n’avait rien dit, elle espérait que ce serait un garçon et que la question ne se poserait pas. Mais puisque c’est une fille, elle est prête à réagir et ne se laissera pas faire, comme toutes ces femmes qui acceptent de voir mourir leur fille pour pouvoir donner un héritier mâle à leur mari. C’est une pratique très répandue dans la région, depuis la promulgation de cette loi sur le contrôle des naissances. Tout le monde est au courant, et tout le monde laisse faire. La misère rend parfois lâche et égoïste.
Li enveloppe sa fille dans une couverture, puis enjambe la fenêtre et quitte la ferme. Elle dispose d’un peu de temps avant que Deng ne s’aperçoive de sa fuite. Elle court pour s’éloigner de la ferme au plus vite, dans la direction de la gare. Elle n’a plus que cette idée en tête : rejoindre la gare, puis monter clandestinement dans un train et mettre le plus de distance possible entre elle et Deng. Son mari lui fait horreur maintenant, et elle croit en permanence l’entendre courir derrière elle. Mais elle est seule dans la nuit tombante et elle continue de marcher vers la gare, encore et encore, épuisée, usant ses dernières forces. Elle ignore comment elle peut encore tenir sur ses jambes, sans doute est-ce ce petit corps plein de vie qu’elle serre contre son cœur qui lui communique un peu de son énergie. Li se rend bien compte que tout est perdu d’avance, qu’elle ne pourra pas aller bien loin, seule, sans argent et rompue de fatigue, mais elle refuse de laisser mourir sa fille sans même se battre.
Il n’y a personne dans les champs, tout le monde est déjà rentré chez soi. Espérant gagner du temps en évitant un coude du chemin, Li s’avance dans une rizière. Les pieds trempés, elle rassemble tout son courage pour continuer à marcher, chuchotant des mots rassurants à sa petite fille pour apaiser ses pleurs. Soudain, elle entend des cris et se retourne. Son mari la poursuit, accompagné de plusieurs hommes qu’il a ameutés. Li cherche des yeux un endroit où se cacher, mais il est trop tard : ils l’ont vu. Alors, avec l’énergie du désespoir, elle se met à courir, ne prenant pas garde à l’eau qui gicle tout autour d’elle à chacun de ses pas. A bout de souffle, elle atteint la route, et continue à courir droit devant elle, jetant par moments des coups d’oeil inquiets derrière son épaule. Elle sait que ses poursuivants ne seront pas longs à la rattraper, sa seule chance est d’atteindre la rivière et de se laisser porter par le courant, qui l’emmènera loin d’eux. Dans un dernier sursaut d’énergie, elle accélère sa course et se jette dans l’eau tourbillonnante et salvatrice.
L’eau glacée la prend à la gorge, tandis que le courant la happe immédiatement et l’entraîne. Elle se laisse faire, épuisée, se maintenant sans trop de difficultés à la surface de l’eau en agitant son bras libre et en tâtonnant de temps en temps le sol du pied : la rivière n’est pas profonde. Sa respiration est sifflante et elle ne parvient pas à reprendre son souffle, mais elle s’aperçoit avec bonheur qu’elle avait vu juste : le courant l’entraîne avec une vitesse impressionnante et ses poursuivants, qui atteignent tout juste le bord de la rivière, s’éloignent dans son champ de vision. Elle les entend crier, mais ne comprend pas ce qu’ils hurlent. Elle serre une fois encore sa fille contre elle, pour réchauffer leurs corps engourdis et transis de froid, tandis qu’elle lutte pour maintenir leurs deux têtes hors de l’eau. Dans un ultime effort, elle se retourne pour faire face à ce qui l’attend, et pousse un grand cri de terreur. Happée par un courant d’une violence inouïe, elle sent le sol se dérober sous ses pieds et se retrouve brutalement submergée par des eaux en furie. Elle se débat, réussissant à plusieurs reprises à inspirer une grande bouffée d’air, à chaque fois entraînée vers le fond la seconde d’après. D’un grand coup de pied, elle parvient une dernière fois à sortir la tête de l’eau et adresse un dernier regard à sa fille, dont les yeux noirs agrandis de terreur sont fixés sur elle. « Au moins, je ne l’aurais pas abandonnée », songe-t-elle. Incapable de lutter plus longtemps, Li ferme les yeux, et, sa fille serrée tout contre son cœur, se laisse engloutir par les eaux froides.