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L’appel plaintif du clocher

Publié le 24 septembre 2008 par Angèle Paoli

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Ph., G.AdC


L’APPEL PLAINTIF DU CLOCHER
  Installée sur mon promontoire de roches, à mi-pente entre les hameaux supranu et celui de Marinca, je griffonne comme à l’accoutumée les premières impressions du jour. Caméléon du maquis, je me laisse absorber par les couleurs du ciel et de la mer. Le rocher du Stintinu étire son accent musculeux à la pointe de Minerviu. C’est là que Dana et moi nous sommes baignées, ces jours derniers, nous coulant dans la passe, plein soleil, eaux émeraude et profondes, voluptueuses.
   Une vedette patrouille le long de la côte, criques à découvert. J’avais imaginé la petite route plus tranquille et plus solitaire. Tombeaux et agaves, tapis dans le soleil. La circulation, ce matin, est intense. Trois ou quatre voitures déjà sont passées devant moi. L’une d’elles s’arrête. Un visage rieur émerge. Je lève le nez de mon carnet. Elise m’interpelle, étonnée de me découvrir là, hissée sur mon rocher.
  Un peu plus tard dans la matinée, je croise Teresa. Elle monte au village. Elle arrête son véhicule, je descends à sa rencontre. Elle a toujours son bras dans le plâtre. Je lui demande des nouvelles de l’ochju. Elle hausse les épaules, l’air dépité. La séance de l’autre jour n’a servi à rien. Elle est poursuivie par la malchance. Son bras ne guérit pas et elle accumule les déboires.
  L’ochju, j’en ai souvent entendu parler mais je ne l’avais jamais vu pratiquer. La scène que je raconte s’est pourtant produite ce samedi, sous mes yeux, alors que Saveria et moi sortions du concert donné à Santa Maria Assunta.
  Assise sous les eucalyptus, Teresa se plaint. Elle a la guigne. Le mauvais sort s’acharne sur elle. Tout va de travers dans sa vie et les désordres pleuvent sur sa tête. Quelqu’un lui en veut, c’est sûr ! Mais qui ? Comment savoir ? Quelqu’un lui a jeté le malochju. Saveria lui propose ses services pour chasser les mauvais esprits qui la harcèlent. On peut toujours essayer, ça ne coûte rien ! Teresa accepte.
  Saveria se signe à plusieurs reprises, du bout des doigts. Ses lèvres remuent, silencieuses. Du même geste serré et rapide, elle frôle le front de la plaignante, trace sur sa peau des cercles concentriques. Invisibles. Ses lèvres marmonnent formules et prières. Silencieuses. Elle recommence. Plusieurs fois de suite, de Teresa à elle, d’elle à Teresa. Elle la libère enfin de ses incantations. Tout devrait rentrer dans l’ordre d’ici quelques jours.
  Saveria raconte qu’elle a été « apprise ». C’est une signadora. Elle tient ce « savoir »/« pouvoir [?] » de sa mère. Elle le lui a transmis un soir de Noël, comme le veut la tradition. Elle-même a transmis ce savoir à sa fille, car c’est à elle qu’il revient. Saveria affirme qu’il lui arrive souvent de faire usage de cette pratique, pour se protéger du malochju et le tenir en respect. « Après, je me sens légère », assure-t-elle.
  Je pensais naïvement que ces pratiques avaient aujourd’hui disparu, du moins dans le Cap Corse. Mais non, je me suis trompée. Le soir, au cours du dîner, je raconte la scène de l’après-midi. Ma mère, que ces pratiques dérangent, tranche net en affirmant que l’on n’est plus au Moyen Âge ! Pour elle, ces sornettes n’ont pas lieu d’être relevées et ces pratiques sont indignes des gens de foi. En bonne catholique pratiquante, elle ne croit qu’à ses prières !
  Onze heures sonnent au clocher. Je n’ai pas vu le temps passer. D’autres coups suivent, d’une tout autre tonalité. J’écoute le silence. C’est le glas. Je reprends ma route vers le village. À peine arrivée à la Leccia, la mauvaise nouvelle tombe. Elena vient de nous quitter. Victime d’un terrible carambolage survenu samedi dernier sur la route de Vizzavona. Consternation et chagrin. Elena ne reverra plus la route qui serpente à travers les bois de chênes. Elena emporte avec elle son rire et son optimisme, ses yeux rieurs et sa voix chantante. Elena n’évoquera plus pour moi ma grand-mère Jeanne, si droite, si digne, si noble. Si attentive à elle. Avec Elena disparaissent des pans entiers de la mémoire du village.
  Dans chaque maison ce soir, chacun attend, dans le silence, l’appel plaintif du clocher.
Canari, le 24 septembre 2008
Angèle Paoli
D.R. Texte angèlepaoli


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