Morte beauté

Publié le 28 septembre 2008 par Thywanek

Il avait cessé de pleuvoir. Il y avait bien longtemps que ça ne servait plus à rien. Il ne pleuvait plus qu'inutilement sur un monde qui n'était plus qu'aridité. Certaines fois, lorsqu'il était tombé beaucoup de pluie, les autorités profitaient de l’occasion pour donner ordre aux équipes de nettoyage de sortir dans les rues pour passer le balai et évacuer avec l'eau, la crasse qui s'était accumulée depuis, souvent, plusieurs semaines.
Il était moins malade. Son œil enfin rouvert complètement le lui indiquait. Il observait de sa place la croute cartonneuse de nuages qui grondait à la place du ciel, pesante boite close sur les millions d’habitants de la zone. Par sa fenêtre ouverte entrait un air puant d’une humidité chargée d’odeurs de fer, d’huile et de matières organiques en état de probable pourrissement. A demi étendu sur son lit il se dit qu’il allait falloir bouger. L’excuse des trombes qui s’étaient abattues sur la ville depuis deux jours était caduque, et sa fièvre ayant suffisamment lâché prise, il pouvait envisager de se lever et d’aller voir.
Le tintamarre des gouttes lourdes frappant par milliers serrés toutes les surfaces s’était rapidement évanoui. Il se serait alors attendu à retrouver le brouhaha habituel de sa rue, et du quartier : les conversations toutes emmêlées dans un grommellement machinal, les moteurs, les portes, les appels, les klaxons.
Là, rien. Quelques corniches d’immeuble égouttaient sans bruit leurs trop-pleins.
Cette interminable averse paraissait avoir emporté tout avec elle, et les agents de la propreté devaient être en train de balayer sur les trottoirs, sur la chaussée, des gens émiettés, des autos éparpillées, des chiens dissouts, des auvents effondrés, des étals démantelés.
Il se demanda ce qu’avait pu devenir les mircrans. Il ne les entendait plus non plus. En temps ordinaire sous la chape bruyante, leurs dispositifs ne perçaient qu’à peine : un djingle par ci, une exclamation par là. Autrement le ronron de la voix aseptisée qui diffusait les messages commerciaux et les recommandations des autorités.
Mais de ces surfaces lisses, installées désormais un peu partout grâce à une savante entente entre le conseil de la cité et un consortium qui en avait obtenu le monopole, dans d’étranges conditions avait-on murmuré, de ces mircrans comme ils les avaient nommé, aucune manifestation sonore ne lui parvenait non plus. Une panne, c’était possible, ou un nouveau sabotage. L’un et l’autre s’était déjà produit. Au termes des enquêtes et de ce qui en avait résulté, nul ne sut exactement quant on avait fait prendre l’un pour l’autre. Et les avis des gens n’étant même plus partagés, l’indifférence une fois de plus avait remporté le marché.
Il se mut mollement et malhabilement jusqu’au bord de sa couche. Frissonna plus qu’il ne s’ébroua. Se mit debout. Et courbé progressa à petit pas traînant jusqu’à sa fenêtre. Il se pencha, appuyé à la rambarde, et regarda.
La foule se pressait en bas. Comme d’habitude. On se bousculait. On discutait sur un bout de trottoir. Les autos lentes et énervées avançaient par soubresauts. On arrangeait de nouveaux étals. Un groupe d’enfants turbulents suivait un encadrement de quelques animateurs.
Mais il n’en entendait rien.
L’œil écarquillé il chercha, plus loin, au carrefour, le mircran. L’hybride asexué semblait débiter son quotidien chapelet de promotions diverses et de messages officiels.
Il n’en percevait rien non plus.
Il se redressa, incrédule. Il se tourna vers son faible reflet dans le battant vitré de sa fenêtre. Il leva un point tremblant vers un carreau. Il frappa. Sans force au début. Puis plus fermement. Il observait son poing cogner contre la vitre. Il frappa plus fort. Plus fort. Si fort que la vitre se brisa. Ses doigts se mirent à saigner. Les débris de verres churent à ses pieds.
Cela ne produisit aucun son pour lui.
Il agita son crâne. Secouant vivement sa tête. Sa main dégoulinante de sang. Il la porta à sa bouche pour lécher les plaies, et plongea de nouveau son regard dans la rue.
L’épouvantable sensation qu’il avait ressenti quelques mois auparavant, quant un matin il se réveilla et qu’il fut saisi de ne pouvoir ouvrir qu’un œil, les paupières de l’autre s’étant inexplicablement soudées dans la nuit, s’empara de lui.
Dans un désordre de gestes fébriles il alla ouvrir le tiroir de son meuble de chevet et en sortit son vieux mp3. Il mit les écouteurs dans ses oreilles, chercha au hasard un de ces morceaux de musique, qu’il avait sauvegardés et qu’on ne trouvait plus nulle part, régla le volume sonore au maximum et appuya sur play.
Et rien.
L’appareil fonctionnait. Probablement qu’il émettait la musique.
Lui n’en entendait rien.
Il s’arracha les écouteurs et jeta le diffuseur par terre. A chaque mouvement de sa main qui saignait des gouttelettes de sang, projetées autour de lui tâchaient le sol, ses meubles, ses draps. Il s’affala sur son lit, visage dans les oreillers froids.
Des paroles lui revinrent. Au fur et à mesure qu’il les distingua mieux dans sa mémoire, il décrispa ses mains des couvertures qu’il serrait, éperdu. Puis il se souvint plus précisément. Ce n’était pas des paroles : c’était des mots. Ecrits par cet auteur, il y a très longtemps, un ami disparu. Dans son souvenir devenu aphone, c’était bien sa voix cependant qu’il captait, lisant les mots qu’il avait tracés sur les murs de son appartement, durant des jours et des jours, jusqu’à cet épuisement dans lequel il sombra. On l’avait trouvé ainsi chez lui, étendu au milieu de son salon entièrement recouvert de son écriture. Ceux qui le connaissaient avaient redécouvert rapidement le texte de son dernier ouvrage. Après tous les précédents qui n’avaient plus été publiés, pour cause de défaut de norme et de format, il l’avait recopié à la main. Il n’avait jamais été capable de dire pourquoi, dans quel but. Il avait essayé d’expliquer quelque chose où il était question de beauté. Et il avait continué à s’enfoncer petit à petit. Ce qu’il disait devenait incompréhensible même pour les personnes qui lui étaient très proches. Il parlait de désertion. De la beauté transformée en revêtement muet. De la musique greffée dans les cerveaux pour n’en être plus. De l’écriture programmée par modèle. Des images figées sur la mort de l’imaginaire.
On avait cru un peu ce qu’il disait. Et on avait pensé qu’un délire préalable avait fini tout simplement par l’emporter.
Il sortit sa tête de ses oreillers. Se retourna sur le dos. Son œil trempé ressemblait à une loupe difforme. Le plafond au dessus, à une dalle sans fin. Les blessures de sa main formaient des agrégats de caillots qui suintaient faiblement.
Les puanteurs fétides du dehors stagnaient dans l’air de sa chambre.