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Filature

Publié le 28 septembre 2008 par Dicidense

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La légère ivresse apportée par le cognac ajoutait des rêveries à ses pensées. Elle observait les hommes qui rivalisaient de mauvais goût à l’opposé des femmes qui étaient l’une élégante, l’autre sexy ou originale… Les catégories étaient trop nombreuses pour les classifier alors que pour les hommes le tri était juste dichotomique : les beaux et les autres. Mais la vie lui avait appris que si la beauté était attirante, elle était aussi trompeuse. Elle songeait à ces hommes en papier mâché, qui, dès qu’ils parlaient, devenaient inintéressants, ennuyeux voire repoussants. Elle penchait maintenant pour la beauté qui se dévoile, qui se découvre peu à peu et qui finalement se construit dans la relation à l’autre.

Son histoire avec Maurice avait commencé doucement. Elle l’avait vu danser. Elle enviait la femme qu’il tenait dans ses bras et lui trouva une grâce et une douce énergie. En dialoguant elle découvrit la qualité de son écoute. Elle était tellement lasse des moulins à paroles qui pour une moitié passent leur temps à regarder la pupille de leur interlocuteur uniquement pour tenter de s’y mirer et l’autre regardent ailleurs. Sa parole embellissait celui ou celle qui la recevait mais ce n’était jamais de la flatterie mais plutôt une intelligence qui cherchait un bonheur même le plus bref, même le plus anodin, celui du partage. Son écoute contrastait avec tous ces séducteurs pour qui la parole n’est que bla-bla. Il réagissait comme elle le voulait, elle en était surprise. Caméléon il prenait la forme et les nuances de ses sentiments jusqu’à s’y diluer. Miroir embellissant, il lui renvoyait une image de femme très séduisante et conquise. Et progressivement elle réalisa qu’il était beau et attirant. Elle remarqua aussi des fêlures, ses faiblesses et ses défauts mais la lucidité rendait leur amour solide et tranquille.

Le temps passait et ses rêveries jouaient aux dominos quand elle vit Madame Sopaille sortir de son immeuble. Elle l’avait toujours vue immobilisée dans son fauteuil à roulettes au milieu de son salon. Elle cru tout d’abord aux effets du Cognac car c’est bien la première fois qu’elle la voyait marcher. Pleine de compassion elle envisageait quelques minutes auparavant de lui rafraîchir son appartement. Madame Sopaille trottinait rapidement et pris la première à droite. Michèle glissa un billet sous le cendrier et se lança derrière elle pour sa première filature.

Elle descendit la rue Ménilmontant et vit au loin le centre Georges Pompidou, tâche bleue qui renvoyait au milieu du gris la couleur du ciel de ce jour d’hiver. Elle pris à gauche dans la rue Boyer et passa devant La Bellevilloise qui matérialise encore l’esprit de la Commune de Paris. À la fin du 19ème, elle fut la première coopérative pour apporter aux parisiens pauvres la culture et l’éducation. Un peu plus loin une école de musique et un centre de danse “Monboye”. Ménilmontant a toujours été un quartier de danse et de musique, celui des bals populaires, des tavernes qui étaient directement fournis par les vignes de Belleville.
Elle traversa la rue Bidassoa pour prendre le passage du square Sorbier qui longeait l’école, puis rejoint la rue Soleillet et enfin la rue des Amandiers pour se diriger vers le Père Lachaise. En marchant elle retenait ces noms comme autant de grelots qui tintaient dans sa mémoire de Parisienne. Elle ressentait le formidable passé de ces rue et surtout l’humanité qui s’en dégageait comme si chaque personne depuis des siècles avec laissé une trace dans ces murs, dans ces noms et même dans les projets d’aujourd’hui.
En arrivant dans le quartier il y a quelques années, elle avait vu une ronde de danseurs sur un mur de la rue de Ménilmontant. C’était son premier contact avec Mesnager et Nemo qui avaient décidé d’embellir les murs délabrés, en revivifiant l’humanisme de Robert Doisneau ou de Willie Ronis qui s’incarne tant dans ce quartier, le long des rues, sur les passerelles et les escaliers, dans les passages, les ruelles, les cours et les jardins, les voies ferrées et même les chantiers. Rien que les noms des rues comme la rue Piat avec la maison où est née la môme Piaf, la rue de la Mare, la rue de la Ferme de Savy, la rue des Cascades, la rue des Partants, sont déjà poétiques.

C’est un quartier de théâtres, de salles de spectacles et de scènes comme celle de la Bellevilloise construite juste après la Commune de Paris pour d’abord être une coopérative ouvrière où Jaurès tenait meeting. Toujours rue Boyer, l’école de musique Abanico rebaptisée “Isaac” et un peu plus loin le centre de danse “Monboye”. Car historiquement c’est le lieu des bals populaires, des guinguettes, des tavernes qui étaient directement fournis par les vignes de Belleville curieusement ornées de nombreux moulins à vent. Alors ici on lève le coude du zinc depuis des siècles. Rouge limé, pastis, bière ont coulé et coulent à flots, ici, là et au “Soleil” avec son immense terrasse qui déborde sur le trottoir du boulevard.

Madame Sopaille entra dans le cimetière qu’elle semblait très bien connaître puisqu’au bout de quelques minutes, Michèle eu l’impression d’être dans un labyrinthe. Elle s’arrêta enfin face à une tombe était teintée de rose. Elle sorti une balayette de son sac, épousseta la plaque en pierre de Cassis, et enleva quelques herbes. Elle resta quelque minutes en parlant à voix haute. Michèle voulait respecter ce moment et elle n’écouta pas. Cette femme seule, voûtée quelques minutes auparavant, s’était redressée dans une belle posture et avait même une esquisse de sourire en parlant avec cette personne disparue. Si antipathique quelques instants avant, comment pouvait-elle en un instant devenir cette personne pleine d’amour. Michèle était honteuse de son intrusion dans son intimité. Après un dernier regard Madame Sopaille s’éloigna. Michèle s’approcha et lu ces quelques mots gravés qui donnent le sourire :

Jasmin Sax 1937-2001

Chaque instant
à ses côtés,
je me suis dit,
quelle est belle
et intense, la vie

Myriam S.


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