Des vieilles femmes qui avaient accompagnées la naissance de Julia, deux étaient restées dans la maison de Jeanne : Madeleine, sa grand-mère, et Marie-Amélie, la demi-sœur de Madeleine. Elles s’étaient installées, pour aider Jeanne, mais aussi par la douceur du jardin et l’ambiance joyeuse qui régnait au milieu des animaux de l’arche. Elles logeaient l’une et l’autre dans une dépendance, proche de Jeanne, mais en lui laissant suffisamment d’espace pour ne pas lui donner l’impression pesante de rester tout le temps sur son dos.
Julia grandissait, et les vieilles femmes vieillissaient encore, de plus en plus heureuses, parmi ce jardin enchanté et cette ménagerie merveilleuse. Tant et si bien qu’un jour, Jeanne obtint l’accord médical de la caisse d’assurance maladie locale pour ouvrir « La Maison du Bonheur », maison de retraite un peu particulière pour personnes âgées ayant soif de douceurs et de dépaysement.
Au bout d’une année, une dizaine de messieurs et dames aux cheveux blancs papotaient sous les théiers, chapeaux de paille sur la tête, caressant les ânes qui passaient là, suivant le vol serré des perruches ébouriffés de soleil, ou encore, s’amusant des sauts magiques de la gerboise de Julia.
Julia aimait toutes ses grands-mères et tous ses grands pères. Dans sa tête d’enfant, elle se voyait au dessus d’un arbre généalogique inversé, riche d’une ascendance étonnante, aux nombreuses ramifications et ne faisaient pas de différence entre Madeleine, Marie-Amélie et tous les autres, les mêlant dans son cœur du même amour. Elle n’en avait pas de préféré. Quand elle se lassait des mémoires de l’une, elle grimpait sur les genoux d’un autre, pointant son regard neuf dans les binocles d’un autre âge et écoutait, les oreilles étonnées par tant de souvenirs colorés, les histoires sans fin qu’on lui racontait. Certains venaient de France, d’autres de l’Espagne toute proche, d’Alsace, de Bretagne... Leur accent des terroirs chantait, et même si elle n’en comprenait pas toutes les nuances, ces musiques parlaient à son cœur comme autant de saisons. Certains frissonnaient encore des longs hivers de neige de leur enfance, alors que d’autres évoquaient des plages blanches de soleil, des mers d’argent, des petits bateaux gorgés de couleurs qui partaient en chantant et qui s’en revenaient lourds, chargés de poissons aux saveurs incroyables. On lui enseignait les vendanges, à l’automne, quand les premières brumes enveloppaient les grappes sucrées, pleines à éclater de ce soleil des coteaux qu’elles avaient bu tout l’été.