Magazine Journal intime

Lisbonne (1) - Fado

Publié le 02 octobre 2008 par Audine

La terrasse est en pente infinie et comme les autres, nous tournons nos chaises le long de la table. Le sol dévale vers l’embrasure de la salle minuscule, où attendent sagement deux chaises flanquées chacune d’une guitare.

Nous commandons des salades de calmar, lassés de la morue, sauf E., qui saisit sa masse de cheveux noir corbeau à pleines mains pour les rejeter en arrière, et je dis bacalhau, en essayant d’engloutir le début et la fin du mot. Le serveur me récompense d’un sourire, les portugais sont très encourageants.

La cour se remplit d’habitants de l’Alfama qui prennent leurs quartiers, une gamine d’environ 14 ans passe et repasse près de ma chaise, elle porte des lunettes, a un visage ingrat, un bandeau dans les cheveux, habillée étriqué.

Nous picorons du fromage, du jambon, des boulettes de morue et des olives apportés en amuse-gueule, arrosés d’un Vinho Verde plus vert que celui de la veille, âpre et non pétillant.

Deux vieux dignes et à tête de tortue s’assoient sur les chaises et saisissent leur guitare, pendant que dans l’encadrement un chanteur petit, large, légèrement castrat d’allure, la chemise tendue, croise ses mains sur son ventre et se met à chanter et que les musiciens égrènent des notes déliées dans un son qui fascine E. aussitôt.

La voix du chanteur est plus grave que nous imaginions, et alors qu’il chante, un autre type qui pourrait être son jumeau arrive et s’attable près de la porte.

Après trois chansons, le chanteur dit ‘brigad’ et est remplacé par une femme très maigre, pas très grande, portant une écharpe marron drapée autour des épaules, qui camoufle mal une bosse.

AM me dit je n’avais pas vu qu’elle est contrefaite et E. ajoute que ça fait de la peine et qu’elle lui fait penser à Piaf et là, sous nos yeux et devant les musiciens impassibles, elle se met à chanter, elle a de très belles mains qu’elle tient aussi devant elle, les doigts croisés, elle raconte Lisboa.

Je tourne et retourne le mot, contrefaite, et bercée par le chant, je me demande, comment peut on être faite contre, contrefaite, un mot étrange et rare, pour une femme oiseau tordue qui nous offre des trémolos d’une voix particulière, grave, effacée et envahissante.

E. a les larmes aux yeux, c’est une femme qui vit dans l’émotion immédiate.

JF se fait crisser le menton, allume une cigarette, bouge un peu sur la chaise en pente.

La femme oiseau remercie, et quand elle passe entre les tables des rares touristes présents, nous et un couple voisin, penchée, présentant un cd emballé de cellophane, la gamine vient se planter devant les grands pères, les regarde avec des yeux appelant à la rescousse la vaillance de Vasco de Gama, elle est saisie par la peur, elle prend deux respirations très rapides en se tenant le haut de la poitrine, c’est curieux, l’inverse d’une respiration profonde. Quand elle chante, c’est faux et quasiment sans mélodie. Nous l’applaudissons quand même, les touristes sont très encourageants.

Puis arrive un type à cheveux blancs, plats et collants, vêtu d’une veste à carreaux et d’une cravate. Il a une tête d’épagneul mais sans les oreilles. Il chante faux également. AM dit qu’elle lui trouve un air d’anglais, E. approuve, je dis non, pourquoi, et puis aussi qu’il a les manches trop longues, qui lui couvrent la moitié des mains. JF dit que ça n’est pas parce qu’il a les manches trop longues qu’il ne peut pas avoir la saudade, et je réponds au contraire, il l’a encore plus. Ca fait pouffer JF et tendant ses bras en avant, il dit maman pourquoi tu m’as fait comme ça, pourquoi tu m’as pas fait mes ourlets et le fou rire nous saisit, lui et moi, pendant qu’AM nous fait les gros yeux, elle ne veut pas qu’on se moque, et JF lui dit mais arrête de me regarder, et rit encore plus, je lui dis va faire un tour et il me dit non pas la peine en ôtant ses lunettes pour s’essuyer les yeux, pendant que E. ne comprend pas mais nous jette des regards de reproche, cette femme prend tout trop au sérieux, et saisit sa chevelure pour la placer une fois à droite une fois à gauche.

L’anglais va s’asseoir et arrive une femme blonde, dont on sent la détermination à séduire, à conquérir, dans une féminité blasée et exacerbée.

Nous l’écoutons, envoutés, elle sourit mais sans chaleur, un sourire dur, fait des gestes des mains et E. dit qu’elle est très expressive.

Lorsqu’elle a finit, elle se dirige aussitôt vers notre table, puis nous parle dans un français à la fois hésitant et saccadé, nous raconte qu’elle a chanté à l’opéra à Paris pendant 5 mois, puis en Hollande, en Suisse, puis nous propose son cd, et nous déclinons.

Après une pause, la femme oiseau, le semi castrat et l’anglais vienne rechanter, la prestation de l’anglais est plus assurée.

Nous avons hésité, taxi ou métro.

En traversant, JF me dit allez, tant pis pour le feu, on le fait à la tsigane, comme dans le film « mes chers amis » où Blier, Noiret et Tognazzi font des virées tsiganes, et un tsigane, s’il a envie de traverser, il traverse.

Mais pour être honnête, il y avait peu de voitures en vue, vers minuit sur le Rossio.

Au retour, sur le tarmac, j’ai eu un sourire, j’avais la saudade du tsigane.


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