Magazine Journal intime

Lisbonne (2) - e' tempo de mudar

Publié le 06 octobre 2008 par Audine

Chacun sa façon d’aimer Lisbonne.

B., lui, regarde la vie à travers son appareil photo, s’approche près d’un tag représentant un chimpanzé, plonge dans un couloir ouvrant sur une courette fleurie, remarque un balcon bleuté d’azulejos, repart en arrière pour suivre un tramway rouge et brinquebalant et se coucherait bien à plat ventre pour fixer un dessin zig zag des petits pavés cubiques dont le sol de Lisbonne est patiemment constitué.

Mettre un médiateur devant le monde lui est indispensable. Pour s’approprier sa vie, il la lui faut en pixels, il la lui faut en stock, possible de l’examiner quand bon lui semble, possible de la montrer sur un écran.

On est parfois tenté de le rappeler, viens on s’en va, on s’éloigne, ne te perds pas, tu viens ?

Mais quand après l’inhabituel bruit de roulement, nous avons vu apparaître une quarantaine de cavaliers, maitrisant avec brio leur monture aux pas sautillants, là, sur la dalle entre le centre commercial Vasco de Gama et la station futuriste Oriente, dans le quartier du Parc des Nations, je lui ai crié vas y vas y, là, prends des photos, et c’était magique, ces bêtes très nerveuses, ces hommes martiaux que l’on sentait prêts à traverser de leur sabre le moindre ennemi sur un ordre bref et sans un sourcillement, et sous les sabots, le réseau de collecte pneumatiques des déchets domestiques et les liaisons par fibres optiques pendant qu’en arrière plan, le téléphérique des quais surplombe paresseusement la scène.

Plus tard, dans la Baixa, en plein centre ville, nous verrons des policiers municipaux sur des énormes trottinettes à moteur, avec deux roues latérales en caoutchouc épais, des Segway et ça donne envie de monter dessus, pour jouer au policier portugais. Je dis à AM et JF, vous vous rappelez, quand nous étions gosses, certains avaient des patinettes, et comble de l’émerveillement, des patinettes avec une grosse pédale à l’avant. Il fallait pomper fort pour ensuite profiter de la vitesse, les deux pieds sur le marchepieds, les heureux propriétaires prêtaient l’engin aux autres selon leur gré, et nous attendions notre tour impatiemment, il ne fallait pas se fâcher avec, et lorsqu’on l’avait en main, alors, on appuyait frénétiquement sur la pédale, l’objectif était au bout de l’impasse, il fallait calculer soigneusement le moment où l’on pouvait se laisser glisser en profitant juste de l’air sur soi, franchir sans plus de mouvement les derniers mètres, à la fois euphorique de la course et frustré que ce soit si court et mesuré.

J’étais envieuse, envieuse de ceux qui avaient une patinette à pédale et aussi de ceux qui avaient une balançoire dans leur jardin, ou de Cathy Fayat, au cours préparatoire, et de sa boite merveilleuse de crayons de couleur toute neuve, que j’avais cachée sous mes fesses et bien obligée de faire semblant de la découvrir, sans que personne ne soit dupe mais ne dise rien, la pauvre, c’est juste qu’elle est envieuse, envieuse des plus riches.

Mais en fait, peut être que tout le monde a été envieux, je demande à AM et JF.

AM me raconte alors qu’elle avait envié les autres enfants de sa classe, tous partis en classe verte sauf elle, parce que sa mère ne voulait pas, ne voulait pas qu’elle aille loin, quelle aille avec des inconnus, ne voulait pas qu’elle affronte le monde, semblable à ma grand-mère maternelle, l’émigrée portugaise chargée d’angoisses pour sa famille, qui avait peur pour ses enfants, de la piscine et des colonies de vacances, malgré les démarches des bonnes sœurs, dans un monde à feu et à sang.

JF, élevé par ses grands parents maternels retournés en Algérie après les évènements que l’on n’appelait pas encore la guerre, alors que sa mère restait à Bordeaux, où ils s’étaient réfugiés un temps, avait souhaité, comme les autres petits garçons, un costume de cowboy. Et ma mère avait décidé de soutenir les minorités ethniques martyrisées, ajoute t il, narquois mais encore amer, et elle m’a offert un costume d’Indien, et en l’écoutant, j’entends qu’il enviait moins le costume de cowboy des autres que leur mère.

Plus tard, JF a voulu partager les joies du vélo avec ses copains, en Algérie, et son grand père avait dit à sa mère de lui offrir un vélo, mais voilà qu’elle lui a offert un vélo hollandais, un de ces petits vélos blancs pliants, à roues ridicules et inefficaces. JF continue à raconter, qu’il lui faudra attendre bien plus tard, l’adolescence, pour avoir enfin un vrai vélo, très vite remisé, trop vite remisé, puisqu’en rentrant une nuit avec son cousin et un copain, le copain s’est fait faucher par un conducteur ivre, il a tout simplement disparu dans la nuit, JF a senti soudain un homme à l’haleine chargée lui dire en l’agrippant furieusement par les épaules tu n’as rien tu n’as rien, et c’était fini, son copain n’existait plus.

Plus de dix ans auparavant, le quartier du Parc des Nations était la zone de Cabo Ruivo, une aire de raffineries désaffectées, de stockage de matériel militaire qui avait vécu aux anciennes colonies, des entrepôts abandonnés, un rêve de yuppie constructeur de lofts. Des traces de ce passé de mauvaise vie se retrouvent entre la Praça do Comércio et ce qui a été rebaptisé Oriente, où une quatre voies a été tracée, empêchant tout piéton parfois de traverser, une symétrie coté Est qui fait le pendant à Belém, situé à l’opposé, Belém qui est encore près des Docks, lieu hanté par les noceurs lisboètes.

Pour l’Exposition Universelle de 98, les portugais ont créé un quartier d’avant garde, et aux dessus des gares regroupées, une charpente déliée en bois, majestueuse, fait face à des bâtiments qui ressemblent à des navires, et aux anciens pavillons de l’exposition, bordés de restaurants équipés de télés pour ne pas rater le moindre match de foot. Du pied de la Tour Vasco de Gama, qui sert de phare tant pour le quartier que pour les allers venues sur l’estuaire du Tejo, le pont de dix huit kilomètres sinue, et se perd dans la rive d’en face, après nous avoir présenté les mêmes bosses que celles du boa digérant sa souris.

Sa construction a couté une dizaine de vies humaines.

Pour sortir d’Oriente nous avions choisi de prendre le bus 759, celui qui passe dans les quartiers les plus laids et qui ne trimballe que des couches populaires et, quelques touristes un peu fadas, qui ont du temps à perdre, car il met presque une heure à arriver au centre, où il y a des choses à voir. Le bus repart vers le Nord, ça angoisse un peu de reprendre la direction de l’aéroport, il se perd et se bloque dans des embouteillages de travaux, et traverse le quartier Olivais, des cités perdues au linge exposé, et sur chaque fenêtre est fixé une sorte de petit toit en plexiglas, qui empêche l’eau du linge du dessus de venir mouiller celui du dessous.

Ce sont des quartiers de misère ordinaire et de résignation, pourtant fleuris, propres et sans agressivité, et AM guette les parterres décorés et me dit tu as vu les agapanthes.

Le trajet est ponctué de chantiers, des immeubles se montent et se montent, et je suis étonnée de la bonne tenue des chantiers, de la présence de garde corps, du rangement, des installations sanitaires, et même, des pots de fleurs le long des marches menant aux préfabriqués des bureaux.

Dans un des immenses ronds points, un panneau géant du Parti Communiste Portugais, rouge et vert, proclame « e’ tempo de lutar e’ tempo de mudar » et je lis tout haut il est temps de muter, et JF me dit, j’ai fait un contre sens, j’ai lu il est temps de mourir. Ca me laisse songeuse et tandis que je m’accroche à tout ce que je peux pour affronter les trous de la chaussée, et que vaguement, un mal de cœur commence à m’envahir, je réfléchis à l’étrange slogan que convoque l’inconscient de JF, à la fois existentiel et nihiliste.

Il reste beaucoup d’affiches du PCP sur les murs, la fête des jeunes du parti, Festa do Avante! ayant eu lieu au début de ce mois de septembre, pas très loin de Lisbonne, à Seixal, sur des terrains achetés par le PCP, qui ne souhaite plus se heurter à des refus de prêt de terrains, comme en 1987, où il avait fallu annuler la fête faute de place.

Plus tard, je lirai une affiche disant « Não ao código do trabalho. Basta de exploração ! », et la traduction littérale me laisse pensive, « non pas de code du travail, ça suffit l’exploitation », est ce qu’il y a exploitation en l’absence de code du travail ou malgré le code du travail, cette dernière interprétation me semblant bien anarcho syndicale.

En bas des affiches, on peut lire « mais força ao PCP » et devant le sigle PCP, figurent la faucille et le marteau.

Au fur et à mesure que le bus approche du centre de Lisbonne, les passagers s’embourgeoisent, comme s’il traversait quelques frontières invisibles, et à l’arrivée, nauséeux de tant de cahots et de lenteurs, nous descendront soulagés, pour avaler goulûment quelques bouffées d’air venant du Tajo, sur la Praça do Comércio, entre deux ponts, à égales distances de l’élégant pont Vasco de Gama et du Ponte 25 de Abril, prêts à être saoulés par les yeux, prêts à tout humer.


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