Il est de bon ton dans les dîners en ville et dans les rayons des bonnes librairies (« Grandes Ecoles, la fin d’une exception française ? » par Thomas Lebègue et Emmanuelle Walter) d’aligner une série de lieux communs pour critiquer le modèle des Grandes Ecoles à la française. Elitistes, onéreuses pour le contribuable, reproductrices des clivages sociaux, franco-françaises, etc. Ces attaques sont menées généralement soit par le monde universitaire, qui aimerait bien mettre la main sur ces écoles autonomes, soit par ceux qui ne connaissent qu’imparfaitement la réalité des Grandes Ecoles aujourd’hui, soit encore par ceux qui ont été refoulés à l’entrée des dites-écoles !
Franco-françaises les Grandes Ecoles ? Certes, mais le Financial Times britannique vient de classer six « Sup de Co » bien frenchies parmi les 10 meilleures business schools européennes, ce qui signifie que le modèle fonctionne et est reconnu à l’étranger.
Il est également injuste de reprocher aux Grandes Ecoles leur trop faible mixité sociale. Les Grandes Ecoles, de commerce ou d’ingénieur, recrutent généralement leurs étudiants à la sortie des classes préparatoires ou de cursus universitaires à bac+2 ou bac+3. Elles ne peuvent donc sélectionner leurs étudiants qu’au sein de ces groupes définis, dont elles ne maitrisent pas la composition. Or il s’avère que la faible mixité constatée au sein des Grandes Ecoles se retrouve en amont, au sein des classes préparatoires et de l’université. Car la véritable sélection est malheureusement faite depuis longtemps, parfois dès le Primaire, souvent à partir du Collège : les enfants d’ouvriers représentent 39% des élèves de CP, ils ne représentent plus que 19% des élèves de Terminale générale (19% et 30% pour les enfants de cadres).
Malgré cela, il apparait que les Grandes Ecoles comptent dans leurs rangs environ 25% d’étudiant boursiers, soit un taux comparable à celui des cycles « master » de l’Université. C’est en fait toute la Société française qui est structurée en « étages » et en « appartements » étanches, entre lesquels ne circule ni air frais, ni ascenseur social. Car l’origine sociale reste déterminante : en 20 ans (1984-2004), les écarts dans l’accès à l’enseignement supérieur entre les enfants d’ouvriers et ceux de cadres ne s’est que très peu réduit (40 points d’écart en 84 : 10% contre 50% ; 37 points d’écart en 2004 : 37% contre 74%).
Une récente étude de l’Insee (“Économies et statistiques” n°410 ; 28 août 2008) reprise par l’AEF confirme cette trop lente évolution. « Même si pour les enfants d’ouvriers, les probabilités d’être diplômés du supérieur ont été multipliées par trois entre les générations du début des années 50 et celles du milieu des années 70, elles restent encore trois fois moins élevées que celles des enfants de cadre: 77% contre 25%. »
Si l’Insee relève que « la démocratisation de l’accès à l’enseignement supérieur est incontestable (mais) de faible ampleur », elle indique aussi que les deux « filières » où la polarisation sociale s’est accentuée sont le Droit et la Médecine. Or à ma connaissance, point de Grande Ecole dans le pré carré des juristes et des carabins !
Le clivage est donc bien plutôt entre filières sélectives et filières ouvertes, et non pas entre Grandes Ecoles et Université : « si les milieux populaires accèdent davantage à l’université, ils sont moins présents dans les filières qui assurent les “meilleurs” débouchés. »
La « prévisibilité » de la réussite scolaire a même été observée par une étude de la Direction de l’évaluation (DEPP) du ministère de l’Éducation nationale (D.E.P.P. - N°08.16 de mars 2008 : Disparités d’accès et parcours en classes préparatoires) : « 90% des élèves de prépas n’ont connu aucune difficulté scolaire de la sixième à la Terminale ! Ils faisaient même partie, dès leur entrée au collège, du TOP-25% de leur classe. Et par la suite, 14% d’entre eux ont décroché leur bac à 17 ans. »
L’origine sociale est donc déterminante, mais à mon sens au moins autant sur les facteurs socioculturels que sur le seul facteur économique. Comme le souligne l’étude du Ministère « On sait que pour se présenter aux classes préparatoires, il faut tout d’abord savoir qu’elles existent, à qui elles s’adressent, ce que l’on y étudie, et qui peut y réussir ». L’accès à l’information, mais aussi la maîtrise des codes culturels, renforcent les chances de réussite.
C’est dans ce contexte que se situent les initiatives menées depuis quelques années par certaines Grandes Ecoles pour favoriser progressivement la mixité sociale. Pour faire simple, deux grandes théories se côtoient au sein des Grandes Ecoles : soit aménager les processus de sélection (discrimination positive, mise en œuvre par exemple par Sciences Po Paris), soit accompagner très tôt les jeunes vers les filières d’excellence (type opération « une Grande Ecole, pourquoi pas moi ? », menée par l’ESSEC et d’autres ESC). L’objectif dans les deux cas est de faire sauter le plafond de verre et mettre les Grandes Ecoles dans le champ des possibles des jeunes issus de milieux modestes.
Quant au coût supposé des Grandes Ecoles pour le contribuable, s’il est questionnable dans le cas d’une école comme Polytechnique (autour de 40.000 € par élève et par an), il faut rapprocher le coût d’un élève d’une école d’ingénieur classique (environ 13.000 €) à ceux d’un élève de médecine (13.000 € aussi) ou à celui d’un élève d’IUT (11.000 €). Même chose sur le niveau bac+2, où un élève de prépa et un élève de BTS coûtent en fait la même chose, environs 13.500 € (source : différents articles spécialisés et une enquête du Ministère de l’E.N. de 2006). Pas de grandes différences donc entre les filières soit disant coûteuses (prépas et grandes écoles d’ingénieur) et certaines autres filières moins stigmatisées comme les BTS, les IUT ou médecine.
Et encore faut-il tenir compte du fait que les Grandes Ecoles de Commerce sont quant à elles dans leur grande majorité à financement privé : les élèves (ou leurs familles) payent leur coût de scolarité, qui soit dit en passant, est plus faible que le coût des Grandes Ecoles financées par le public (autour de 8.000 euros annuels). Ces Grandes Ecole de Commerce mettant par ailleurs en place des dispositifs (apprentissage, stages rémunérés, bourses, prêts bancaire à taux très réduit) qui allègent fortement le coût net réel supporté par les familles.
Preuve d’ailleurs que la « guerre » déclenchée contre les Grandes Ecoles est plus affaire de marketing et de tactique, l’IAE de Paris, relevant de l’Université, vient de demander officiellement sont entrée au sein de la Conférence des Grandes Ecoles !
« La formation coûte cher ? Essayez l’ignorance ! ».