J’ai peu parlé du Ladakh du point de vue de l’organisation de la société (sauf dans le billet écrit avant notre départ , en se basant sur les travaux de l’ethnologue Pascale Dolfus), or c’est un sujet qui me tient également à cœur. D’après nos conversations avec « l’homme de la Milarepa », c’est-à-dire son propriétaire, par ailleurs « chief-executor » de la ville de Leh (excusez du peu !), aussi bien qu’avec notre guide Sarfaraz, la société ladakhie se transforme. La tradition polyandrique se perd et les jeunes ne veulent plus s’astreindre à rester dans la maison des parents, ils se marient et vont tenter leur chance à la ville ou bien font comme Choskit, la charmante employée de la guest-house, qui passe l’été à Leh et, dès le mois d’octobre, part pour Delhi où elle ira vendre des vêtements de laine sur le marché tibétain en face de Red Fort. Quelque chose des liens sociaux traditionnels disparaît ainsi. On peut le regretter. Toutefois il ne faudrait pas croire que tout disparaisse : l’occidental qui a subi toute l’année la propagande libérale du « chacun pour soi » et de la maximisation du profit au prix de l’écrasement d’autrui, cette idéologie qui en prend un coup ces temps-ci (comme je l’ai lu récemment dans un journal humoristique que je ne nommerai pas : « après avoir prôné le rôle de la Main invisible, ils se la prennent dans la gueule »), est surpris de rencontrer autant de solidarité entre les gens, autant de concertation au niveau des tarifs (tous alignés en ce qui concerne les services proposés aux touristes, qu’il s’agisse du prix des treks, de l’heure de communication par Internet, de celui du trajet en taxi ou de l’hébergement en guest-house en fonction du standing) et autant de signes d’une entente qui réunit sous une même législation la communauté musulmane et la bouddhiste.
Cet été, des évènements graves se sont déroulé au Cachemire : la circulation des marchandises et des personnes a été bloquée au niveau de la ville de Jammu, interrompant ainsi l’approvisionnement des régions plus au nord, comme justement le Ladakh. Un tel arrêt entraîne en principe des conséquences pour le long terme : on peut s’attendre à ce que le stock de nourriture soit insuffisant pour l’hiver, ou bien que la pénurie ne fasse dangereusement monter les prix. Or, monsieur Dorje (notre « homme de la Milarepa ») nous expliquait que les stocks pour l’hiver étaient déjà constitués et que les prix n’augmenteraient pas parce que tous les commerçants respecteraient les tarifs fixés par le Conseil. Bel exemple de socialisme.
Dans un autre domaine, celui de l’écologie, de nombreuses associationsn’ont pas attendu les recommandations, en général non suivies d’effets, des grands sommets environnementaux (ni le Grenelle de l’environnement !) pour faire entendre leur voix et générer des attitudes vertueuses. Ainsi l’Alliance des Femmes du Ladakh a-t-elle ouvert plusieurs boutiques (« Dzomsa ») où l’on peut se ravitailler en eau bouillie (façon d’éviter une trop grande consommation de bouteilles en plastique), en produits locaux à base d’abricots (huile, jus de fruit, fruits séchés) et où on peut déposer son linge avec l’assurance qu’il sera lavé sans utiliser de détergents se déversant dans le précieux réseau fluvial (le linge sera lavé à sec, déposé un jour, récupéré le lendemain, le tout payé au poids). L’Association Ecologique du Ladakh (Ledeg) existe depuis trente ans, organisant des conférences et projetant des films sur les avantages d’une économie locale évitant les transports de marchandises coûteux financièrement et écologiquement.
Il faut noter le travail à ce propos de Helena Norberg-Hodge, militante écolo britannique, qui s’est investie à fond dans l’étude et la diffusion des mille recettes (ce qu’on appelle souvent « les bonnes pratiques ») dont recèle l’organisation économique ladakhie (et qui pour cela a reçu le « Right Livelihood Award », sorte de Prix Nobel alternatif).J’ai déjà évoqué la présence dans les villages de « nurseries de plantes », c’est-à-dire de lieux collectifs où sont gardées les semences, évitant ainsi le recours aux sociétés spécialisées. Cela n’a l’air de rien, mais cette pratique est précieuse quand on sait ce qu’il advient d’autres paysans indiens, plus au sud, qui sont tombés dans le piège de Monsanto, et acculés au suicide quand ils ne peuvent plus payer en prévision de leur récolte future.
Bref, un modèle économique ? En ces temps d’ébranlement profond du système capitaliste et de rumeur de catastrophe mondiale, on se prend à rêver… et si des micro-sociétés de ce genre nous montraient la voie ?
Et si une certaine forme de tourisme n’était pas une manière à la fois d’aider à un développement économique maîtrisé d’une région, et de recevoir en retour une leçon concernant l’organisation possible de notre monde ?
(tirer la langue au modèle capitaliste?)