(Du 21 septembre)
[Attention : ce billet n’est pas gai]
Le point de vue de Jean-Pierre Dupuy commence à être connu : nous allons évidemment vers LA catastrophe, nous ne savons pas quand, mais nous y allons, et les catastrophes antérieures, qui auraient dû nous enseigner quelque chose, nous sont restés lettre morte, comme si elles n’avaient pas existé et comme si nous pensions benoitement que si nous nous en sommes sortis, eh bien nous nous sortirons aussi des autres. Il n’y a donc pas de « pédagogie de la catastrophe », quelles soient naturelles (et alors souvent attribuées à la responsabilité humaine - voir les récents tsunamis et autres cyclones Katrina – selon un paradigme que Dupuy fait remonter à Jean-Jacques Rousseau lorsque celui-ci s’opposait à Voltaire, un peu après le tremblement de terre de Lisbonne de 1755) ou qu’elles soient morales, et alors, fait curieusement remarquer Dupuy, elles sont traitées sur le mode de catastrophes naturelles (le mot « Shoah » renverrait à « tremblement de terre, inondation » pour ne pas dire… « tsunami » ! et lorsqu’ils furent interrogés sur Hiroshima, de nombreux Japonais donnèrent à la catastrophe nucléaire déclenchée par l’homme, justement le sens du mot « tsunami »). Pire même : la catastrophe, loin de servir de repoussoir et d’être vue comme livrant des leçons pour le futur, exerce une fascination : le tsunami de 2004 est immédiatement perçu comme un motif de communion morbide entre les peuples de la planète (voir le déchaînement de la charité internationale, que Dupuy qualifie d’indécent); à l’emplacement de l’effondrement des tours de New York, on installe un « lieu sacré », mais, demande Jean-Pierre Dupuy à ses élèves : pourquoi « sacré » ? où se trouve l’élément religieux là-dedans ? N’est-ce pas que l’on qualifie de « sacré » simplement ce pour quoi nous n’avons plus de mots pour le qualifier ? La catastrophe vient évidemment des hommes, mais elle est si énorme qu’ils ne peuvent la voir autrement que comme « tombant du ciel », selon un processus qu’on peut qualifier d’auto-transcendance. (Un auditeur rappelle la belle phrase de Marx, dans le livre II du Capital : « les hommes font l’histoire, mais ils ne savent pas l’histoire qu’ils font »). Dans ses propos (que l’on retrouve développés dans deux livres très accessibles : « Pour un catastrophisme éclairé » et « Petite métaphysique des tsunamis »), Jean-Pierre Dupuy prend appui sur ces trois grandes figures de la philosophie allemande du XXème siècle que sont Hannah Arendt, Hans Jonas et Gunther Anders (auxquels il ajoute leur cadet : Ivan Illitch – dont j’ai déjà parlé sur ce blog, en, liaison avec André Gorz). A Hannah Arendt, il reprend le concept d’invisibilité du mal : dans les catastrophes monstrueuses comme le fut la Bombe d’Hiroshima, il n’y a plus de responsable direct, la cause est « anonyme » (le largage de la bombe lui-même est un acte abstrait, une tâche technique à accomplir en vertu d’un plan déterminé, non une agression physique commise sur un champ de bataille). Et voilà bien le terrain préparé pour la prochaine monstruosité qui, elle-même, aura des causes et responsabilités diluées, surgira comme un cataclysme que l’on ne pouvait prévoir alors que tous les instruments de la prévision sont, au contraire, présents.
Albert Jacquard part, lui, d’un autre point de vue sur la notion de catastrophe : le point de vue mathématique. Je me souviens que, dans les années quatre-vingt, le mathématicien René Thom avait lancé toute une série de travaux passionnants sur cette notion, au sein d’une théorie justement dite « des catastrophes ». Cette théorie n’est qu’une partie de la géométrie différentielle : elle étudie la notion de singularité. Tout un chacun, dans son bagage de mathématiques du lycée, possède la notion de fonction continue, et celle de fonction dérivable. De telles fonctions sont « agréables » et tranquilles car elles ne possèdent ni saut brusque (pour une fonction continue), ni point anguleux (pour une fonction dérivable), or ce sont justement de tels points qui sont intéressants quand on s’intéresse à la morphogénèse car c’est à partir d’eux que peut se déployer une dynamique nouvelle. En bref, une catastrophe est une brusque discontinuité, telle qu’il en arrive à intervalles réguliers dans l’histoire de l’univers (souvenons-nous du film de Kubrick où chacune de ces catastrophes était marquée par l’occurrence d’un mystérieux parallélépipède d’un noir de cristal). Jacquard en connaît au moins deux dans le règne du vivant : celle au cours de laquelle tout à coup, on change le mode de reproduction des espèces : jusque là, on se dédoublait, comme une paramécie, et voilà qu’après, il fallait se mettre à deux pour produire un troisième individu. Et puis celle au cours de laquelle, pour une raison inconnue (mais c’est toujours ainsi !), le cerveau d’une espèce de mammifère se met à grossir grossir, son nombre de neurones étant multiplié par vingt, avec comme conséquence que le petit de cette espèce ne peut plus naître à terme et qu’il doit donc surgir du ventre de sa mère alors qu’il est inachevé… Les conséquences ensuite s’enchaînent, la masse neuronale faisant apparaître des capacités totalement insoupçonnées jusque là comme par exemple celle d’imaginer l’avenir. Puis vient la catastrophe démographique, qui conduit à ce qu’on jette « des ponts absurdes entre les hommes » incarnés par la sacro-sainte compétitivité. Jacquard et Dupuy sont entièrement d’accord sur une chose : la survenue imminente de la catastrophe finale. Le premier des deux le dit sûrement avec le plus d’émotion : nous sommes au bord du précipice et si nous ne faisons rien, nous y tomberons. Il est pourtant bizarrement plus optimiste que Dupuy, car il croit en une sorte d’action, par exemple lutter pour la dénucléarisation de la planète, alors que Dupuy, lui, ne se fait aucune illusion sur une telle action : éliminez les stocks nucléaires, vous n’éliminerez pas le savoir-faire ! En trois mois, n’importe qui de pas trop mal outillé reconstruit suffisamment d’armes nucléaires pour faire sauter la planète ! A Jacquard citant Giscard d’Estaing qui dit, dans ses mémoires, avoir acquis la conviction que jamais un président français n’appuierait sur le fameux bouton, Dupuy répond : « pure folie, c’était justement la croyance en une riposte qui pouvait jusqu’à présent nous mettre à l’abri d’une frappe nucléaire. Si on claironne que, de toutes façons, il n’y aura pas riposte, alors c’est fichu ! ». Les mécanismes de la dissuasion nucléaire mettent en place une situation de jeu diabolique. Pour l’illustrer, Dupuy fait référence à un voyage de Clinton à Moscou, chargé en principe de convaincre les dirigeants russes de l’utilité conjointe d’un bouclier anti-missiles qui aurait pour tâche d’intercepter les armes des « états voyous ». Pour arriver à ses fins, le président américain doit dire à son interlocuteur, Poutine, que bien entendu le bouclier n’arrêterait pas les armes russes et qu’ainsi, au cas où les Etats-Unis décideraient d’attaquer la Russie, celle-ci aurait encore toute possibilité de répliquer ! Clinton offre ainsi son peuple en holocauste comme garantie de sa protection !
Pour Dupuy, « la solution » ne tient donc pas dans une action pacifiste qui consisterait simplement à se découvrir face au danger, mais parce que l’essence de la dissuasion nucléaire repose sur le fait que la catastrophe peut toujours surgir par ACCIDENT (en cela, nous sommes d’ailleurs en plein dans le tragique grec), il faudrait choisir les attitudes et les politiques qui visent à retarder au maximum l’échéance de cet accident. Vous avez dit : solution ? A vrai dire… on ne voit pas bien comment, concrètement, la mettre en pratique !
Peut-être n’y a-t-il tout simplement… PAS DE SOLUTION. Je vous avais prévenu : ce billet n’est pas gai.