Il est inévitable qu’un auteur se voyant attribuer un aussi prestigieux prix que le Nobel soit jalousé et critiqué par ceux qui sont restés sur le quai, amers, et qui savent que, eux, probablement, ne l’auront jamais… Je pense à Houellebecq qui « ne le connaît pas », ou à d’Ormesson qui doute que Le Clézio « ait la stature d’un grand écrivain ». Je jubile, quant à moi, qu’un écrivain s’étant tellement peu mêlé à la vie littéraire parisienne, ayant gardé son cap, indifférent aux modes et critiques, tour à tour se retirant au Mexique ou en Corée, voyageant incognito un peu partout dans le monde, parvienne à ce niveau de reconnaissance, presque « de surcroit ». Pour ceux qui me disent le trouver ennuyeux (ce que je regrette), ceux qui peut-être le trouveraient trop facile, ne trouvant pas en lui de « message » ou de « contenu » propre à susciter l’enthousiasme, je suis allé exhumer du fond de ma bibliothèque, devenu poussiéreux et abimé, mal destiné qu’il était à devoir être conservé, ce petit livre qui fut publié dans la collection de poche « idées » de chez Gallimard - c’était il y a longtemps, j’avais été fasciné par son premier roman, « le Procès-Verbal », dont on a eu raison de dire qu’il s’inscrivait dans la veine de cet extraordinaire roman de Camus, « L’Etranger », en ce qu’il faisait apparaître un personnage solitaire, dont on ne savait pas s’il sortait de la caserne ou d’un hôpital psychiatrique, errant sur une plage de la Méditerranée, roman dépourvu de toute « psychologie », restant à ce niveau où se confondent les êtres et les choses, comme s’ils surnageaient simplement dans une brume de chaleur, légèrement au-dessus de la mer – ce petit livre donc, intitulé « l’extase matérielle ». Car c’est dans ce livre – rarement cité – que peut-être on trouve la meilleure formulation de ce que Le Clézio voulait faire, écrire, et à la lumière de quoi on peut regarder son œuvre.
Ecrire, ça doit sûrement servir à quelque chose. Mais à quoi ? Ces petits signes tarabiscotés qui avancent tout seuls, presque tout seuls, qui couvrent le papier blanc, qui gravent sur les surfaces planes, qui dessinent l’avancée de la pensée. Ils rognent. Ils ajustent. Ils caricaturent. Je les aime bien, ces armées de boucles et de pointillés. Quelque chose de moi vit en eux. Même s’ils n’ont pas de perfection, même s’ils ne communiquent pas vraiment, je les sens qui tirent vers moi la force de la réalité. Avec eux, tout se transforme en histoire, tout avance vers sa fin. Je ne sais pas quand ils s’arrêteront. Leurs contes sont vrais, ou faux. Ca m’est égal. Ce n’est pas pour ça que je les écoute. Ils me plaisent, et c’est avec plaisir que je me laisse tromper par le rythme de leur marche, que j’abandonne tout espoir de les comprendre un jour.
Ecrire si ça sert à quelque chose, ce doit être à ça : à témoigner. A laisser ses souvenirs inscrits, à déposer doucement, sans en avoir l’air, sa grappe d’œufs qui fermenteront. Non pas à expliquer, parce qu’il n’y a peut-être rien à expliquer ; mais à dérouler parallèlement. L’écrivain est un faiseur de paraboles. Son univers ne naît pas de l’illusion de la réalité, mais de la réalité de la fiction. Il avance ainsi, splendidement aveugle, par à-coups, par duperies, par mensonges, par minuscules complaisances. Ce qu’il crée n’est pas créé pour toujours. Ca doit avoir la joie et la douleur des choses mortelles. Ca doit avoir la puissance de l’imperfection. Et ça doit être doux à écouter, doux et émouvant comme une aventure imaginée. S’il pose des jalons, ce ne sont pas ceux de la vie humaine. Comme une formule d’algèbre, il réduit le monde à l’expression de figures en relation avec un quelconque système cohérent. Et le problème qu’il pose est toujours résolu. L’écriture est la seule forme parfaite du temps. Il y avait un début, il y aura une fin. Il y avait un signe, il y aura une signification. Puérile, délicate, tendre comédie du langage. Monde extrait, dessin accompli. Volonté implacable, éternelle avancée des armées de petits signes mystérieux qui s’ajoutent et se multiplient sur le papier. Qu’y a-t-il là ? Qu’est-ce qui est marqué ? Est-ce moi ? Ai-je fait rentrer le monde enfin dans un ordre ? Ai-je pu le faire tenir sur un seul petit carré de matière blanche ? L’ai-je ciselé ? Non, non, ne pas se tromper là-dessus : je n’ai fait que raconter des légendes des hommes.
L’extase matérielle, 1967, p. 104