Magazine Journal intime

Le Guépard (fin).

Publié le 16 octobre 2008 par Lawrencepassmore

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Même les femmes qui étaient au bal ne lui plaisaient pas : deux ou trois parmi les plus âgées avaient été ses maîtresses et en les voyant maintenant alourdies par les années et leurs belles-filles, il peinait à recréer pour lui-même l’image de ce qu’elles avaient été vingt ans auparavant et il s’irritait en pensant qu’il avait gâché ses meilleures années à poursuivre (et à atteindre) des femmes aussi négligées. Et même les jeunes ne lui disaient pas grand-chose, sauf deux : la très jeune duchesse de Palma dont il admirait les yeux gris et la suavité sévère du port, et aussi Tutù Làscari dont il aurait su tirer, s’il avait été plus jeune, des accords très singuliers. Mais les autres… heureusement que des ténèbres de Donnafugata avait émergé Angelica pour montrer aux Palermitaines ce qu’était une belle femme.

On ne pouvait pas lui donner tort : dans ces années-là la fréquence des mariages entre cousins, dictés par la paresse sexuelle et par des calculs terriens, la rareté de protéines dans l’alimentation aggravée par l’abondance d’amidon, le manque total d’air frais et de mouvement, avaient rempli les salons d’une foule de jeunes filles incroyablement petites, invraisemblablement olivâtres, insupportablement gazouillantes ; elles passaient leur temps coagulées entre elles, ne lançant que des appels en chœur aux jeunes hommes apeurés, destinées, semblait-il, à ne servir que de toile de fond aux trois ou quatre belles créatures qui comme la blonde Maria Palma, la très belle Eleonora Giardinelli passaient en glissant comme des cygnes sur un étang rempli de grenouilles.

Giuseppe Tomasi di Lampedusa

Le Guépard

Traduction Jean-Paul Manganaro

J’ai donc terminé cette merveilleuse élégie d’une époque, d’une caste, d’un individu.

Ce dernier extrait est un de ceux que je préfère. Il se situe au cours de la fameuse scène du bal qui est la clé de voûte du livre, comme du film.

Autant le dire tout de suite, ce livre n’est pas à lire dans un moment de déprime.

Il renvoie à notre propre déchéance, lente et inscrite en nous dès notre création. Finalement, l’ensemble des évènements extérieurs, bénéfiques ou non qui nous servent bien heureusement d’agréable diversion tout au long de notre vie n’ont le plus souvent que peu d’influence sur l’inéluctable, sinon parfois de l’accélérer.

La magie de ce roman est de rendre universel le destin d’une famille précise (les Salina), évoluant au cours d’une période fixée (mai 1860-mai 1910), dans un lieu précis (La Sicile, essentiellement Palerme et le palais de Donnafugata).

Le roman est plein de petits tiroirs, et il faut le lire et le relire (ou, comme moi utiliser Google) pour les trouver.

Ainsi, le chien, le danois Bendicò, apparait dès la première page du roman, et le ferme . On le remarque finalement peu, alors que, comme le précise l’auteur dans une lettre du 30 mai 1957 : « Fais attention : le chien Bendicò est un personnage très important et il est presque la clé du roman ».

En effet, ce danois racé mais ne servant à rien est un exact reflet du Prince et de sa caste.

Enfin, parmi ce pessimisme général, bien compréhensible car ce roman, en grande partie composé d’évènements réels, vécus ou collectés par un Giuseppe Tomasi di Lampedusa en stade terminal d’un cancer pulmonaire est ponctué de délicieux petits éclairs d’ironie :

« Au plafond les Dieux, penchés sur leurs sièges dorés, regardaient en bas, souriants et inexorables comme le ciel d’été. Ils se croyaient éternels : une bombe fabriquée à Pittsburgh, Penn., leur prouverait le contraire en 1943. »

(La description du palais Ponteleone, toujours dans la scène du bal).

Donc en somme, un roman sombre mais que j’ai trouvé fascinant.

Bon, pour être objectif, je ne le suis peut-être pas totalement. En effet, transposé en France dans 30 premières années du XXème siècle, il décrit de façon probablement assez juste ce qui est arrivé à la famille de mon épouse.

Photo tiré du film "Le Guépard" de Visconti.


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