Parmi les plats que je me félicite, car on n'est jamais si bien servi que par soi même, voire par soi m'aime, que je me félicite donc de réussir pour le plus grand bonheur des personnes avec lesquelles je double ce bonheur en les partageants avec elles, il en est un dont la dimension métaphysique m'oblige à m'y attarder au gré du présent article dont je vais m'efforcer de ne pas abuser du prétexte pour en faire un roman fleuve, ce qui semble mal parti vu déjà la longueur de cette phrase dite d'introduction, dont on mesurera le caractère interminable au simple fait que je me demande comment je vais y mettre un point final. Ouf !... Voilà, c'est fait.
Le plat dont il s'agit se nomme le chili con carne.
Pour les éventuels ingurgiteurs de nutriments aseptisés et autres engloutisseurs forcenés de bouffe plastifiée qui voletteraient au dessus de cette surface pour s’échiner à en déchiffrer le propos, le chili con carne se présente, en sa base la plus élémentaire, et je dirais même la plus populaire, sous la forme du mélange de deux ingrédients que sont la viande de boeuf et le haricot rouge. Un certain volume d'oignons, d'ail, de tomates, de piment et de chorizo en complète la composition. S'y ajoutent enfin deux touches dont je pris l'initiative il y a déjà un bon petit paquet d'années, au gré des premières tentatives que je fis de cuisiner ce met, premières tentatives qui s'avérèrent être déjà de substantiels succès.
Au fil du temps, la préparation de ce plat est devenue, au delà de rituels, propres notamment au séjours estivaux à Fontayre, une démarche, une quête, une pratique, une interrogation. Oui une interrogation. Je dois bien le formuler ainsi, puisque c'est plus clairement encore, aujourd'hui, de cette façon que les choses se passent, alors que je suis, une fois par fraction indéterminée de temps, au dessus de la marmite, en train de sonder la matière en sa couleur magnifique faite d'un camaïeux de bruns et de rouges sombres, pour vérifier où ça en est. Ce n'est pas véritablement une affaire de cuisson au sens strict du terme. Je veux parler plus précisément de durée ou de température. Ces dimensions confinent en une manière de préalable sans lequel il n'est même pas imaginable, avec la meilleure volonté du monde, d'aboutir à quoi que ce soit de tout bonnement mangeable. Celle ou celui qui ignorerait d'emblée que la durée est de plusieurs longues heures, au moins soixante quinze à quatre vingt minutes par unité, et que le feu sous le faitout doit être impérativement le plus doux qui se puisse régler, n'ont pas la moindre chance de parvenir au rythme du processus de fusion indispensable. Autant être clair ! Ca évitera des déceptions, même si cela doit aiguiser quelques frustrations.
Dans les lieux nouveaux où se déploie ma nouvelle existence professionnelle, du moins en partie, se trouve une cuisine. Dans ces lieux nouveaux papillonnent également deux amis avec lesquels je m'adonne à mes nouvelles activités : Monsieur A. et Monsieur D.
Monsieur D. ayant, il y a quelques mois, goûté mon chili con carne réclama récemment que j'en confectionna un, avant qu'il s'en aille par la voie des airs visiter ses propriétés en Floride. Car Monsieur D. a des propriétés en Floride, le pauvre ... Monsieur A. acquiesça à ce projet car Monsieur A. est un gourmand et qui plus est un gourmand curieux, ce qui ne gâte rien.
Je me suis donc mis en devoir, hier soir, de faire l'emplette des victuailles nécessaires à l'élaboration d'un chili con carne, afin qu'il ait déjà subit une avant cuisson pour être remis sur le feu le lendemain, c'est à dire aujourd'hui vers 13h50, en prévision qu'il soit dégusté à partir de 20h30.
Oui car il y a une avant cuisson. Tout chili con carne doit avoir été cuit deux petites heures, comptez cinquante minutes par heure, afin d'effectuer en bonne et due forme la mise en présence des ingrédients. Soyons clairs il s'agit d'une avant cuisson, pas d'une pré cuisson. Sinon pif paf !
La mise en présence des ingrédients est indispensable. Il ne saurait y avoir de chili con carne réussi sans que les haricots rouges aient fait auparavant connaissance avec la viande. Que les oignons et l'ail aient concouru à oindre cette union de leur suées collantes et sucrées. Que la chair de la tomate ait introduit dans l'ensemble son fruit fraichement acide. Que l'épice ait répandu sa chaleur florale comme un soleil effleure une peau juste sortie des derniers frimas printaniers. Et que les deux composantes secrètes aient distillé leurs ajouts mystérieux.
Ensuite, plus tard, l’après midi si l’avant cuisson a eu lieu le matin, le lendemain si elle a eu lieu la veille au soir, ensuite est entreprise la cuisson. Et c'est là qu'on va voir si ça veut bien le faire ou pas. Vous avez remarqué, je ne vous ai pas parlé de proportions, de poignées, de pincées, ni de grammes de ceci, ni de kilos de cela. D'abord parce que vous l'aurez aussi remarqué, il faut dire que dans cette discipline vous êtes remarquables, sinon je me demande ce que vous faites encore ici à ce stade de cette communication, d’abord donc, il n'est pas question ici de rédiger une recette de cuisine, et puis parce qu'au delà des pesées c'est une toute autre alchimie qui va être requise. Certes le résultat dépend un peu des quantités, et du savoir faire qui aura présider aux prémices de la préparation : c'est incontestable. Cependant, outre cela, on peut dire qu'avant même d'être envisagé, un chili con carne ça se pense. Ca s'intuite. Ca se rêve. Ca se conçoit de l'intérieur. Ca s'invente, ça se ré-invente. C'est comme une mémoire qui se renouvelle. A chaque fois un peu d'avenir gagné sur une improbable éternité. C'est un mouvement d'immuabilité. Une quintessence de simplicité qui veut gagner les nues du sublime.
Bref, c'est pas n'importe quoi.
Tout est dans la minutie du feu et la longueur du temps. Au début, rien. On soulève le couvercle de la marmite. On remue délicatement. Et longtemps ce ne sera rien qu'une mixture d'éléments, à prétention nutritionnelle, qui chauffe, éléments placés là au hasard d’une coïncidence quasiment accidentelle. Le suspense est engagé. Le chili con carne ne dit rien. Il mitonne. Le jus ocre rouge remonte. Il fume. C'est tout. On a intérêt à se trouver une activité parallèle pendant ce temps. Ca peut prendre sur les nerfs sinon. Ecrire est une excellente idée. Réécouter une bonne version de Tristan et Isolde, tout autant. Refaire la tapisserie se prête assez bien à combler cette attente. S'occuper un peu du jardin.
Et revenir à la marmite, régulièrement. Toutes les heures en fait n'est pas assez. Toutes les demi-heures, c'est trop. Il faut laisser régner l'imprécision. Il faut travailler son zen. Son nez en quelque sorte. Non celui de l’odorat qui au début ne sert pas à grand chose si ce n’est à s’assurer que rien ne crame, plutôt celui du flair que l’inconscient concède à celles et ceux qui ont fait l’effort d’en appréhender les espaces déroutants, quelque soit le mode emprunté. Travailler son calme intérieur. Sa tranquillité. Sa confiance. Il va venir. Il le faut. Ce n'est pas qu'il ait ou n'ait pas le choix. C'est ainsi. Tout est prêt. Tout est loin. Tout est seul. Tout est multitude. La logique abdique.
Revenir à la marmite, soulever le couvercle, plonger tendrement la cuillère de bois et brasser paisiblement la substance. Impossible de dire comment ça vient, cela peut aussi dépendre des saisons, si ce n’est qu’à un moment on va sentir que la corpulence, la densité, le corps apparaît. Chaque ingrédient est là, et notamment les deux principaux. Cependant chacun n'est devenu que le complément de l'autre. Aucun des deux ne pourrait survivre isolé. La fusion est en train d'opérer. Inutile de goûter : c'est encore trop tôt.
Il va falloir encore couvrir une page, un mur. Laisser chanter un acte. Tailler ce rosier.
Et revenir de nouveau au fourneau. Et soulever de nouveau le couvercle. Dont le dessous commence à être taché de jus. Découvrir quelque floconnements au dessus de la matière dans les fumées qui ont épaissi. Remuer, toujours doucement, et recevoir les effluves annonciatrices que la fusion s'est poursuivie, que les éléments ne font plus qu'un, et demeurant identifiables, ne constituent plus pourtant qu'une même chair. On est tenté de goûter cette fois. Tentation à laquelle on peut céder mais qui va laisser une difficile trace d'incertitude. Ca va être là, mais ça n'est pas là. On craint un peu. On craint forcément. On doute. On sent quelque chose se nouer en soi. Bien qu'un indéfinissable sentiment, d'un lointain indéterminable, persiste à envoyer son message indéchiffrable en forme d'onde au fil micronésien, message qui oblige à une patience aux accents moqueurs.
Il faut que le texte soit terminé d'écrire, ou presque. Que les murs soit entièrement retapissés, ou presque. Qu'Isolde soit presque morte. Que le rosier soit prêt pour sa prochaine floraison.
Et revenir à la marmite. Et soulever le couvercle. Inquiet. Et brasser de nouveaux la masse brûlante, et recevoir cette odeur qui s'est faite murmurante, oui, ça y est, qui murmure, et porter ses lèvres à la cuillère avec laquelle on a prélevé une minuscule portion, et goûter, taster, et l'entendre, l'entendre comme enfin, enfin, il parle. Il parle. Il sent. Il goûte. Il gouleye. Il fond. Il répand ses parfums dans tout le palais. Il chauffe. Il brûle. Il encense. Il est là. Il est arrivé.
Toute l’évidence de cet avènement irradie instantanément du cœur jusqu’aux extrémités des membres. De tous les membres. Un profond soupir d’aise libère toutes les tensions minutieusement remisées dans une sagesse perplexe.
La page est écrite, même s’il y a encore deux ou trois choses à corriger. Deux ou trois raccords de papier peint dans un recoin. Isolde est morte et a rejoint Tristan, quelques portées de musiques continuent de résonner au bout des partitions. Le rosier n’est plus qu’une promesse pour le prochain printemps.
Et on va pouvoir mettre le couvert.
Oh pas tout de suite, non ! Il faut qu’à partir de la fusion accomplie l’aliment se sublime. Qu’il macère dans la chaleur volcanique et lente comme le pas du bœuf lorsque la terre patiente. Qu’il sourde, le temps que l’appétit détrône la faim, silencieusement, le fumet de son bouquet d’arômes. Qu’il embaume. Linceul de gourmandise qui nous retranche du quotidien brutal dans ses limbes vitales.
Ce n’est pas fini d’en prendre soin. Il faut encore le remuer avec mille précautions. Avec la méticuleuse attention de l’archéologue qui n’en finit plus de remonter d’un invisible abîme les preuves fragiles d’un eudémonisme primitif et essentiel. De sorte que de son apparente situation de plat cuisiné, il prenne autrement vie et force. Qu’il s’épanouisse. Que de l’ensemble originel des matières mortes qui le composent, il se transforme en objet vivant de désir soit-il gastronomique, et de volupté, soit-elle gustative.
La suite n’a plus grande importance. Contrairement à ce qui précède …
Si on en est arrivé là, c’est qu’on a compris quelque chose.
La question du temps est assurée.
On peut ouvrir le vin et préparer la table.
Je ne sais pas si vous avez noté, moi si, que le fait de déguster des nourritures de qualités inspirait fréquemment de tenir des conversations de qualité aussi.
C’est sans doute une des raisons pour lesquelles j’aime cuisiner.
Et converser.