Quand tu seras grand...

Publié le 17 octobre 2008 par Zoridae
Mon fils tu seras metteur en scène, réalisateur, ou bien acteur....
Ton cinéma sera novateur, unique mélange de scènes d'action et de répétitions en boucle d'une même péripétie.
Dans la salle de bain, une voiture violette vrombit le long de l'une de mes chevilles, rebondit sur mon genoux, dévale la pente de ma cuisse jusqu'au rebord blanc de la baignoire.
Soudain elle interrompt sa course :
"Le feu est rouge, lances-tu, hilare."
La voiture bleue que je poussais derrière la tienne, surprise, freine d'un coup et dérape. Perdant le contrôle, elle plonge dans l'eau après plusieurs tonneaux.
Je hurle : "Ah ! Au secours, au secours, je suis tombée dans l'eau !
- Attends, je te lance une corde, réponds-tu, essouflé."
Nous mimons l'action.
Ma voiture est enfin sauvée, tu t'écries : "Et si on roulait sur la montagne ? "
Nous voilà repartis sur ma pied gauche.
Tu me désignes l'endroit où je dois être. D'une voix ferme tu indiques ma position, précisément. Les roues arrière doivent se poser sur l'os scaphoïde, les roues avant effleurer l'astragale. Il faut attendre le top du départ et respecter la vitesse qui te convient. Sévère, tu détailles mes mouvements. Puis, tu décides de me laisser aller et tu t'avances à mes côtés. Le jeu peut commencer mais à la moindre incartade je sais que tu te fâcheras.
Pour te proposer un autre scénario, je dois ruser. Simuler l'étourderie. Si l'idée te plaît, tu te l'approprieras, et dix fois, vingt fois, nous répéterons la nouvelle scène.
Je ne me lasse pas de te contempler. Ta peau est douce au seul regard. Un halo de cheveux fins nimbe ton grand front. Dans tes yeux d'eau triste nagent des éclats dorés sur lesquels tu rabats, coquin, tes longs cils blonds dès que mon regard t'importune.
Je t'imagine fendre une foule médusée ; coiffé d'un Borsalino, pâle, tu souriras, saluant d'un geste de la main des femmes apoplectiques, des hommes éperdus et des enfants en larmes tandis que sur un écran géant, des extraits des films dans lesquels tu auras joué, passeront : sur tous, on verra, en gros plan, ton visage parfait, d'une beauté magnifique.
Pour toi, le cinéma expressionniste sera redevenu à la mode. Des films se bâtiront sur le mouvement de tes lèvres lorsqu'elles s'étirent pour un sourire, lorsqu'elles se froncent en une moue. Sur le pli au-dessus de ton nez dans la colère. La joie qui allume tes pupilles, le soir, quand tu m'accueilles à la porte.
Je supporterai difficilement les hordes de groupies qui t'attendront chaque soir devant la maison.
A coups de balai, je devrai les chasser des alentours des poubelles où elles chercheront les cheveux retirés de ta brosse, tes rasoirs et même tes rognures d'ongles.
De temps en temps tu partiras, à l'autre bout de la terre, pour des projets que je ne comprendrai pas. Le soir, je t'appellerai. Tu n'entendras rien au début, parce que je passerai quelques minutes à chercher le bouton du haut-parleur. Enfin, je serinerai ma liste de questions angoissées, de recommandations hystériques, de déclarations d'amour : "Tu as bien mangé mon cœur ? L'hôtel est confortable ? Les gens te traitent bien. Tu as besoin de quelque chose ? Tu veux que je vienne ? Dis-moi, hein, si tu veux que Maman vienne ! Maman et Papa seront toujours là pour toi, mon chéri ! "
Collé contre moi, B. ton père posera ses propres questions en même temps et tu finiras par raccrocher, épuisé et content. Juste avant la tonalité, d'une voix redevenue aigüe sous le coup de l'émotion, tu auras quand même avoué : Je t'aime Maman. Je t'aime très fort. Je t'aime Papa. Je vous aime tous les deux très fort."
Alors, le soir durant, nous ressasserons les nouvelles que tu nous auras données. L'un de nous commencera une phrase, l'autre la terminera et nous en arriverons à répéter dix fois, vingt fois la conversation tenue avec toi durant quelques minutes, experts dans l'art d'imiter la moindre de tes inflexions. Sur les murs, ton visage à tous les âges nous contemplera, pensif, joyeux ou bien espiègle.