Comme vous avez pu le constater dans mes articles précédents, le vampirisme est le royaume de l'extrême -- de l'osmose entre deux êtres avec la communion de sang, de la souffrance avec la faim, de la tentation avec le désir que nous inspirent les mortels, du plaisir avec le sang et la mort de la victime... Les mots échouent à retranscrire fidèlement ces sensations en-dehors du champ d'expérience humain. De la même manière que vous ne pouvez saisir tout à fait ce que je tente de vous expliquer, les mois d'entraînement préalable qu'Antoine m'avait prescrits n'avaient pu me préparer à ce que vivais à présent. Je me demande si, finalement, ils eurent d'autre utilité que de le convaincre que je réagirais positivement à la transformation.
A leur tour, mes perceptions surpassaient tout ce que j'eusse jamais connu. Je me faisais l'impression d'un aveugle de naissance gagnant soudain la vue: tout était si net, si lumineux. Je découvrais des nuances de textures et de couleurs d'une richesse inouïe; et tous mes autres sens étaient pareillement amplifiés. J'entendais un millier de bruissements en provenance de la forêt, les craquements des planches et le froissement de nos vêtements à chaque mouvement. Je sentais la moindre fibre de tissu sur ma peau, le rayonnement de chaleur des lampes, le plus infime des courants d'air. Les deux cadavres émettaient déjà une odeur déplaisante, et le sang en train de coaguler par terre et sur moi ne m'attirait plus du tout.
Je clignai des paupières pour chasser les mirages que la flamme des bougies avait fait danser devant mes yeux. La luminosité trop violente me blessait mais heureusement, l'effet ne durait pas. Comme hypnotisé, je m'approchai de la table et caressai le bois du bout des doigts pour en éprouver la réalité. Le meuble était froid et grossier et j'en remarquais les imperfections, mais non, je ne rêvais pas. Submergé par une émotion incontrôlable, je me mis à rire, ou à pleurer, je ne savais trop. Mais mes yeux resteraient à jamais secs, désormais. Le sang est le seul fluide qui habite notre corps.
Quand je finis par me calmer, je vis Antoine qui me regardait avec sa patience coutumière. Il me sembla particulièrement pâle -- mais était-ce dû à notre communion ou à ma vue de vampire? -- et je sentais un relent de chairs en décomposition émaner de son corps.
« Viens, dit-il, moi aussi je suis affamé. Mais change d'abord de vêtements et mets ceux-ci à tremper, ou tu n'arriveras jamais à faire partir les taches. »