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La longueur de la frange

Publié le 25 octobre 2008 par Isabelle Debruys
C'est assez petit, tout en longueur. On est tout au fond de la librairie, là où la propriétaire a installé un coin café/lecture/détente. On écoute l'éditrice d'une petite maison d'édition nous conter les difficultés auxquelles elle se heurte, puis l'une de ses auteures qui explique comment elle écrit, et tout à coup, quelqu'un dit en me regardant: "Et vous, vous écrivez comment?". Une petite phrase défensive me traverse aussitôt la tête ("avec un stylo plume"), je m'assieds sur mon autre fesse car soudain le fauteuil de plastique transparent se fait très dur, je réfléchis à trop vive allure et mes pensées patinent. Je voudrais avoir une longue frange, je n'y verrais rien et je marmonnerais des choses incompréhensibles. "Je fais tout le contraire", fais-je enfin en désignant les quatre auteurs de romans policiers autour de moi: "je ne prévois rien". Ce qui laisse entendre que j'écris "comme ça, au petit bonheur", c'est malin. Le public est composé d'une vingtaine de personnes, venues pour une soirée "rencontres littéraires" à laquelle Laurence, la libraire, m'a proposé de venir. Tout le monde parle très bien: l'éditrice qui connaît bien son métier, les auteurs qui ont l'habitude de parler sur le leur, et je me dis, en me grondant, que je sais bien que je parle toujours tout de travers.
J'ai bu une gorgée de quelque chose, reposé mon verre en pensant que je n'aime pas du tout décrire ce que je fais, et que je ne suis pas convaincue de l'intérêt d'expliquer comment je le fais. Tout cela pourrait rester mystérieux: savoir comment on a confectionné un plat ne le rend pas plus savoureux. Etant plus frugale encore à l'oral qu'à l'écrit, je pensais m'en tenir là. Mais à l'oral, il y a des gens, et les gens, quand ils veulent des réponses, font comme les journalistes, ils vous opposent un silence pointilleux: on me regarde avec une sorte d'attente, puis d'étonnement, et enfin de frustration. Je cède avant l'inconfort. "J'écris généralement sans savoir ce qui va se passer, où cela va se dérouler, quels personnages vont surgir, ni comment cela va finir. Au fond, je suis exactement dans la situation du lecteur qui lit l'histoire pour la première fois. Avoir un plan détruit toute envie d'écrire. S'il n'y a pas de surprise, vraiment, à quoi bon?" Je réalise au moment du "bon" que mes propos pourraient avoir l'air de porter un jugement sur les auteurs qui m'entourent , et qui eux, ficèlent, par nécessité et peut-être par goût, tout ce qu'ils écrivent dans un plan millimétré. Alors je m'empresse de bafouiller une phrase où surnage vaguement la conclusion que tout cela ne concerne que moi, tandis que je souris à l'idée de la ficelle qui me plaît beaucoup: je viens d'imaginer le roman-gigot, ce qui ne peut que m'enthousiasmer: après tout, un livre, cela se déguste. "Donc, vos propres chutes vous surprennent?". Je regarde la jeune femme qui me regarde, j'incline la tête et je souris de nouveau. "C'est pour cela que j'écris des nouvelles: la patience n'est pas mon fort, je suis bien trop curieuse de savoir comment tout cela va finir".
Evidemment, je mens. Trop dire est un désastre.
Je songe à une phrase de Vivaldi. Je songe à mon amie et écrivain Laurence Werner qui, un jour que nous parlions écriture, a eu cette phrase clé: "Méfie-toi du commentaire". J'ai mis infiniment de temps à comprendre que le commentaire est l'enfance de l'écriture, la poésie flamboyante et regorgeante de mots de l'adolescence. Vivaldi a mille fois raisons, mais que cela ne vous empêche pas de me dire le contraire.

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