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La soupe aux mots

Publié le 27 octobre 2008 par Jlk

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De Babar à Babouchka, d’Aleph à Zanskar, de l’Abaca de Manille à la Zwanze ou au gaz Zyklon, nous avons écumé tous les alphabets, l’enfant et nous, et tous les enfants venus ensuite, et les îles et les ailes tournoyant dans l’Univers en vertu consécutive du premier geste de l’universel Bing et de son compère Bang frappant de concert sur le non moins universel GONG.
Le mot GONG rayonnait. Le mot GONG irradiait à travers l’eau du Temps, dirai-je plus pompeusement. L’infinie vibration ondulatoire et corpusculaire du mot GONG me ramenait à la maison sous l’eau de mon enfance, et le grand entonnoir du Temps m’avalait et je devenais cette onde infinie que le mot GONG faisait capter, tant d’année après, par l’enfant amusée, médusée qui, dans leur bain, disait Bing à sa sœur lui répondant doucement Bang.
Dans le bain des enfants nous avons retrouvé tous les mots. Il n’y a qu’une eau dans le mot DIEU que personne n’a jamais vu et que nul, par conséquent, n’écrira jamais, sauf pour de semblant, comme on dit, théologisais-je dans le bain des enfants. Ce nom quelque peu mystérieux de DIEU, disais-je aux enfants, ce nom sans prénom, vous ne le regarderez pas plus que le soleil dans le ciel, mais regardez bien le mot SOLEIL et le mot CIEL que le magicien des dictionnaires ne cesse de faire se transformer en SONNE ou en SUN ou en CIELO, en HIMMEL ou en SOLE, et cent autres mots soleillent dans le ciel constellé des dictionnaires, et le mot DIEU peut-être regardé, mais prenez garde au nom de Dieu qui contient toute notre eau sacrée, disais-je aux enfants médusées.
Votre théologie sent le fagot à plein nez, m’avait dit Monsieur Lesage qui préférait, quant à lui, se tenir à distance de celui qu’il tenait pour un être surtout mauvais, fauteur de guerres et de cancers - vous arrangez le Tyran à votre convenance, mais je vous aime bien pour cela même, vous le refaites à notre ressemblance, pour un peu votre Dieu réformé prendrait un peu de nos guerres et de nos cancers sur Lui, mais ne lui demandez pas de rendez-vous pour moi, abstenez-vous, j’en reste là, vous en fumez une ?
Or nous étions restés, dans le bain des enfants, nous étions restés à sonder les mots quelque temps. Le mot LAC et le mot LUNE. Le mot OCEAN. Le mot CONTINENT. Ce que je leur montrais, de nos genoux affleurant l’eau, que j’appelais les Monts de la Lune. Les îles des nez de la mère et du père affleurant le lagon écumant de savon: alors le mot HUTTE, le mot COCOTIER. Un doigt remontait sur une cuisse émergée et c’était Robinson se sentant bien seul, et voici que Vendredi le rejoignait, surgi d’une cuisse voisine, et l’on riait et batifolait, mais l’heure tournait, l’eau refroidissait, on allait devoir se coucher proclamait la mère incessamment prévenante.
Alors, après que la mère s’était retirée, comme la mer se retire après la marée, Le mot PERE, le mot CORPS, le mot MYSTERE se trouvaient possiblement évoqués le temps d’une autre expédition de par les îles variées. Aux enfants petites, dans leur bain, le corps du père ne celait aucun mystère, n’était ce bestiau-là dans sa forêt, quand elles n’en avaient pas, n’ayant elles qu’une fente de tirelire: comme leur mère elles appelaient ça le pistolet, qu’elles n’avaient pas, mais ce corps de père sans mystère, ce corps tellement envahissant n’avait fait que passer dans leur eau et leurs mots avec lesquels il était tellement mieux de jouer seules, à écouter sous l’eau le gong évoquant le mot CŒUR et le mot SANG dont il fallait se détourner vite pour des mots plus rigolos.
Les mots POUPOUNE et FOUFOUNE. Les mots qui vous laissent le bec dans l’eau : l’exclamation Au secours je me noie, le mot AÏE, tu me piques, les mots mouillés de GRENOUILLE, et je te saute dessus, ou de PAPOUILLE, mais tu me pinces, c’est triché - le mot PANIQUE aussi quand le requin annoncé par la voix du père incorrigible (grondait la mère) surgissait des grands fonds dans l’eau du bain des écervelées, alors je ne joue plus, alors le mot DEJA, le mot SCHLUSS de la grand-mère - les mots de la fin du bain préludant à la fin de tout, se diront plus tard les enfants se rappelant ces déchirants instants de s’arracher au Jeu, et c’étaient alors suppliques et répliques, et les fines sirènes entortillées comme des anguilles se trouvaient happées, enveloppées, séchées et talquées, prêtes à être mangées toutes crues par l’Ogre à baisers.
(Extrait de L’Enfant prodigue, récit en chantier)

Image: Gravure d'Armand Desarzens.


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