Les lettres de Damia, Claudine les reconnaît tout de suite, l’épaisseur de l’enveloppe, l’écriture appuyée et appliquée, et derrière, l’adresse de Damia qui occupe toute la surface.
Claudine pose le paquet de lettres en soupirant, elle ne se sent pas le courage.
Elle jette un œil au poste du pré-accueil, que tient sa collègue Colette. Une tasse de café fume sur son bureau, le gilet est posé sur le dossier de la chaise, un stylo attend devant un bloc notes.
Claudine sait qu’il ne faut pas se fier à ces indices, il se peut que Colette ne soit pas dans les murs. Colette arrive tôt, très tôt, pour pouvoir pointer. Puis parfois elle ressort par l’escalier de secours, tout en laissant une mise en scène de sa présence. Elle avait exposé une fois à Claudine que les fonctionnaires italiens laissent le veston de leur costume sur leur dossier de chaise, en évidence, pour faire croire qu’ils sont présents au bureau. Colette laisse donc son gilet, des lunettes, un stylo, une tasse de café, parfois un paquet de biscuits survitaminés et garantis en fibres, des photos de famille, un tube de crème Nivéa pour les mains, une bouteille emplie d’un liquide incertain, une lime à ongle, ou son futur déjeuner, dans des boites étanches et transparentes, montrant des magmas indistincts et faits maison.
Ces ruses ne trompent personne, et une fois qu’elle était ressortie pour aller faire une prise de sang au labo d’à coté, elle avait trouvé la chef de service, qu’elle surnomme Cruella, dans l’escalier de secours. Aux questions de Cruella sur ses agissements, Colette avait répondu qu’elle avait craint trop d’attente au labo, et qu’il n’y avait pas de mal puisque finalement non. Cruella avait néanmoins ajouté une note au dossier de Colette, renforçant chez celle-ci le sentiment de ne pas être aimée.
Colette fait partie des collègues que Claudine surnomme – secrètement – les Offusqués Permanents. Pour les Offusqués Permanents, les néons sont trop forts, le chauffage tardif et insuffisant, la climatisation tardive et contaminante, le public de plus en plus abruti, leurs mérites ne sont pas reconnus à leur juste valeur, la hiérarchie manque de politesse à leur égard, la cantine manque d’hygiène et est trop grasse, les collègues ne les soutenant pas sont vendus à la Direction, et last but not least, le travail est fait n’importe comment et eux sauraient tout mieux faire.
Cruella n’a cure de toutes ces récriminations, Claudine le voit bien. Elle la soupçonne même d’attendre avec gourmandise la prochaine offensive de Colette. La dernière en date, après l’histoire des plaques de faux plafond qui contenaient éventuellement de l’amiante – et qui avait obligé la Direction à sortir le dernier diagnostic amiante pour lui assurer que ses toussotements n’étaient en rien un début d’asbestose – avait été un magnifique réquisitoire contre les fils des ordinateurs, sur lesquels les sièges roulants pouvaient passer, et si c’était dangereux ? Cruella avait répondu en regardant ailleurs, on va examiner la question, puis était retournée dans son bureau après avoir assisté sans un mot à la démonstration du trajet éventuel de la chaise de Colette.
En début d’hiver, pour signifier à Cruella qu’il était temps de mettre en route le chauffage, Colette était maintes et maintes fois passée devant le bureau ouvert de Cruella, des gants en laine aux mains, sans que celle-ci ne consente même à jeter un œil surpris aux mains de Colette. Finalement, un matin, alors que Colette enfilait ses gants en rouspétant, Claudine lui avait signalé que le chauffage avait été mis en route, et Colette avait retiré ses gants, puis s’était massé les mains avec sa crème et un air infiniment douloureux.
Même en dehors de ses agissements agaçants, Colette est antipathique à Claudine.
Elle a le corps sec, toujours bronzé, avec des plis marqués, et prend un soin excessif de sa santé. Colette a toujours des petites pilules homéopathiques pour toutes les occasions, et qu’elle prend préventivement, à l’hiver, à la mise en route de la climatisation, à ses maux de têtes, à sa contrariété congénitale, et à la vie en général.
Mais ce qui agace au plus haut point Claudine est l’obsession de Colette pour son poids, ou plutôt, pour la forme de son corps. Colette est inscrite depuis deux ans dans une salle de musculation et encourage régulièrement Claudine à s’exercer aux abdos fessiers ou au stepping. Bien que Claudine ne connaisse en rien ces techniques de gymnastique, l’idée de monter et descendre une marche à toutes allures, pendant plusieurs minutes, lui semble si incongrue et ridicule, qu’elle n’avait pas pu s’empêcher de s’esclaffer. Colette lui avait alors jeté un coup d’œil critique sur sa masse adipeuse et avait dit aigrement que ça lui ferait du bien.
Claudine a cependant cessé d’aller chercher des kebabs odorants pour la pause déjeuner, Colette mimant une syncope due à l’odeur bien avant la première bouchée, savoureuse, douce et apaisante à souhaits.
Elle va le plus souvent à la cantine, ou ne reste pas au bureau, à partager la salle de repas aménagée, dans laquelle ses collègues échangent force recettes, entrecoupées d’anecdotes concernant leur mari ou leurs enfants.
Colette y apporte ses boites, et les étale soigneusement en suivant un code couleur, pour les entrées, le plat principal et les desserts. Ces derniers temps, Colette mélange à ses entrées et plats principaux des graines étranges, dont Claudine ne s’est pas donné la peine de retenir le nom et l’utilité. Colette mange avec une certaine raideur solennelle, en débitant des propos qui semblent sortir de la bouche d’un gourou New Age, quasiment convaincue de son immortalité grâce aux vertus de la levure de bière et du quinoa.
Un jour, Claudine, excédée par le discours de Colette qui expliquait qu’elle devait perdre dans la semaine les 300 grammes cumulés tout aussi sournoisement que mystérieusement ces derniers temps, lui avait dit d’un ton glacial mais enfin, je suis sûre que tu es obligée d’attendre sur le tapis sensible que quelqu’un d’autre arrive pour ouvrir les portes du centre commercial, même avec un chariot, alors nous embête pas avec ton poids. Et depuis, force est de constater que Colette battait un peu froid Claudine, à qui ça procurait un peu de répit.
Claudine soupire encore puis s’assoit devant le courrier.
Elle ouvre l’enveloppe de Damia, et en retire une feuille jointe à la lettre elle-même, sur laquelle figure un dessin fait avec un feutre noir. Il s’agit d’une branche ornée de cinq feuilles qui ressemble à des feuilles de chêne, et surmontée de 6 baies rondes. Damia a figuré des lumières et ombres, les nervures des feuilles et des bourgeons à la naissance des tiges. Les baies sont coiffées d’un petit chapeau poilu. Claudine trouve le dessin assez harmonieux. En bas de page, Damia a noté : « Cette plante botanique étale toute son ardeur avec désinvolture parce qu’elle n’est pas comestible. DAMIA. I.O.T.A.- PC –».
Claudine connaît l’histoire de Damia pour avoir instruit son dossier et assisté à la commission de réorientation professionnelle la concernant.
Directrice d’une grande crèche, Damia a eu un accident dans son garage, sans qu’on en connaisse vraiment les circonstances, et elle s’est retrouvée brûlée au second degré, une grande partie du corps et du visage. Après plusieurs mois d’hospitalisation, de souffrances et de greffes, Damia avait changé de comportement à sa reprise de travail.
Etait ce qu’elle n’arrivait plus à retenir le prénom des enfants, toujours est il qu’elle les appelait par des surnoms – le ronchon, le gros, le blondinet, le roitelet. Puis elle avait tendu les rapports avec les puéricultrices à tel point qu’elles s’étaient mises en grève, obligeant l’inspection du travail à se mêler du conflit. Lorsque dépensant d’un seul coup le budget alimentation annuel de la crèche, elle avait commandé des cartons innombrables de petits pots pour bébés, le conseil d’administration de l’association avait fini par la licencier.
Damia avait ensuite dérivé dans des contrées où la logique et le bon sens n’avaient plus cours. Curieusement, et cela fascinait Claudine, ses délires portaient surtout sur la nourriture. Pendant toute une période, Damia alertait les autorités sur la politique alimentaire expansionniste des japonais et une partie de son dossier était constitué de courriers dénombrant les installations de restaurants japonais, étudiant l’évolution des cartes des restaurants ainsi que la surface de rayons occupée par les produits japonais dans les grandes surfaces. Damia avait également échafaudé toute une théorie selon laquelle les japonais introduisaient dans les sushis des substances rendant les occidentaux dépendants à ceux-ci, c’était d’après elle la seule explication venant éclairer cette nouvelle lubie, pour des produits aussi médiocres sur le plan gustatif.
Au fond d’elle-même, Claudine n’était pas loin de croire la même chose.
Ces derniers temps, Damia était plutôt obsédée par son orientation professionnelle. Peut être qu’une psychologue du travail l’avait mentionné brièvement, toujours est il qu’elle était persuadée que les autorités projetaient de l’envoyer en formation dans l’horticulture. Et ça ne lui convenait pas du tout.
Aux membres de la Commission de la Maison des Personnes Handicapées,
Objet : métier autre que l’horticulture
Service affilié : carte vitale – CMU
Mesdames messieurs,
Du studio surélevé au cinquième étage, je pleure de douleurs, d’anxiété et d’incompréhension. Robotisée à l’abondance de mon courrier social que je lis toujours méticuleusement, j’approuve ou je désapprouve vos opinions.
Effectivement, je ne suis plus capable de m’intéresser aux paysages de l’horticulture, à tout ce qui est attrait à la nature sauvage et je ne pourrais davantage m’occuper d’un élevage de bovins. C’est à ce prompt sujet que je vous demande de m’accorder humblement une visite médicale. Affiliée d’un organisme complémentaire de la sécurité sociale, j’effectue une série de soins auprès des plus grands spécialistes médicaux aux graves blessures et cicatrices qui suivent mes propos.
J’ai vécu des maux de têtes, des saignements intérieurs et des chutes de cheveux.
Des professeurs chirurgicaux, depuis 3 ans, tentent une chirurgie faciale onéreuse et fragile.
Je me nourris doucement, nervosité dans le sommeil.
Pour détendre la souffrance de mes handicaps et préserver mon coefficient intellectuel, je suis abonnée aux médiathèques où je m’échappe sur des riches enseignements de lectures d’anciens patrimoines et de trésors nouveaux. Les médiathèques sont européennes et concernent catégoriquement le président américain des Etats-Unis.
En outre, les rapports sexuels sur le sol sont de la plus haute dégradation. Cet outrage peut déclencher une déprogrammation scientifique sur le corps médical. Il ne faudrait pas trop s’écarter de la chirurgie dentaire.
Sur ce, je nommerai mon ancien employeur et vous conjure de m’éviter l’horticulture.
J’étudie avec sérieux une orientation pour une formation d’ingénierie en cosmétologie ongulaire, mais ne veux pas faire les pieds (que les mains).
Je vous laisse méditer à une correspondance futuriste,
Damia.
Claudine a mis un coup de tampon dateur sur le courrier, et au crayon noir, a indiqué les initiales du médecin du service suivant le dossier de Damia.
Le soir, Claudine sort sa voiture du parking partagé avec le temple protestant, mais ne peut avancer, une voiture s’étant garée devant le portail de sortie. Résignée, et habituée à la démarche, Claudine rentre à nouveau au bureau, appelle le poste de police, et explique la situation. Les policiers lui indiquent qu’ils vont envoyer un agent afin d’appeler la fourrière.
En attendant, Claudine fait les cent pas sur le quai du tramway.
Une voiture blanche toutes vitres ouvertes, déversant une musique assourdissante et occupée par quatre jeunes hommes beurs se gare le long des rails.
Claudine s’adresse aux quatre types et leur dit qu’un policier va venir pour la fourrière, et qu’ils feraient mieux de se garer ailleurs sans courir le risque de voir aussi embarquer leur voiture.
Un des types se met à crier après Claudine et l’accuse de vouloir la place, se sentant agressé par Claudine. Claudine explique à nouveau, perturbée et patiente. En fin de compte, un des quatre dit au conducteur, laisse béton viens, on se bouge, et les quatre types remontent dans la voiture, et remettant la musique à fond, font crisser les pneus et disparaissent du quartier.
Plus tard, le policier arrive en scooteur, mais en garant celui-ci, il coince la roue dans la grille de l’arbre, ce qui le rend de fort mauvaise humeur. Il prend le numéro de la plaque de la voiture gênante, et appelle la fourrière sans quasiment adresser un mot à Claudine.
Claudine arrive trois quarts d’heure plus tard que l’heure habituelle chez elle, dans un appartement froid et sombre, et avant même d’ôter ses chaussures, elle ouvre le placard et se coupe un carré de chocolat praliné noisettes.