- Tu veux que je te dise Paul, tu manques de rondeur !
- Moi ? Je manque de rondeur ?
Il avait pensé toute la journée à cette phrase de son ami. Il était du genre obsessionnel, névrosé obsessionnel, et quand on lui faisait une remarque qui touchait à un trait de sa personnalité, il ne pouvait s’empêcher de la ressasser jusqu’à épuisement.
En fin d’après-midi, il s’était assis sur un banc près de l’Eglise St Germain, pour réfléchir à « ça », quand un clochard lui avait demandé.
- T’as pas un euro ?
- Non ! répondit-il excédé.
- Putain, t’es dur toi !
- Qu’est-ce que vous voulez dire, que je manque de rondeur ?
- J’veux juste dire que t’en as rien a foutre des pauvres !
Il le regarda l’air mauvais. Le clochard était noyé dans sa crasse et dégageait une odeur d’urine insupportable. Il lui demanda malgré tout.
- Et qu’est-ce qui vous fait dire ça ?
- T’as du fric et t’en donne pas !
- Par principe !
- Alors l’humanité c’est pas dans tes principes ?
Il se leva brusquement, lui tendit un euro et partit.
- Tu vois quand tu veux ! Mais t’as pas de rondeur quand même! Gueula le clochard.
Connard, pensa-t-il. Il regrettait déjà d’avoir donné son euro à un type qui irait le boire aussitôt au lieu de s’acheter à manger. Il s’éloigna à grandes enjambées et se perdit dans la foule.
« Manquait-il ou non de rondeur ? », il retournait encore la question dans sa tête quand une jeune femme l’aborda pour lui vanter les mérites de l’ONG Greenpeace.
- Je donne jamais aux associations qui font du démarchage dans la rue, précisa-t-il.
- Ah bon, pourquoi ?
- Par principe !
- Les principes, c’est la mort assurée ! Rétorqua-t-elle en souriant.
- Vous trouvez que je manque de rondeur ?
- De rondeur, peut-être, mais de générosité, sûrement ! Essayez de vous glisser dans la rondeur des jours, c’est sans doute la clef du bonheur, conclut-elle mystérieusement avant de disparaître.
Espèce de conne ! Dit-il tout bas. Comment se permettait-elle de le juger ? Cette rencontre l’avait énervé, et sa réaction aussi ; cette jeune femme méritait-elle sa colère ?
La larme qu’il sentit rouler sur son visage l’étonna, mais celles qui suivirent l’inquiétèrent et il fut obligé de sortir son mouchoir pour essuyer ses yeux et se donner une contenance.
Et s’il manquait vraiment de rondeur ? Et s’il avait tout faux ?
PS : texte écrit à partir d'une consigne donnée par "les impromptus littéraires"