Elles me tournent le dos, montrant deux derrières fraternels et triomphants. Elles se chamaillent. Ou plutôt, se feraient-elles des confidences? Nous ne le savons pas. Car, justement, à cet instant, un mystérieux poisson plat passe dans leur dos et devant nous, ne laissant voir de leurs bustes et de leurs bras que des ombres irisées à travers son corps de pure lumière.
Même le son de leurs voix est absorbé par ce paravent solennel arrivé on ne sait d'où.
Ne reste que la lumière. Celle, radieuse, du poisson, et celle, souillée, du crépuscule qui teinte en sépia un paysage de daguerréotype. L'air de ces tableaux sent le feu de charbon de l'habitat paléo-industriel.
Derrière chaque buisson perdu dans les lointains, je m'attends à voir surgir le front pâle de l'ancêtre de ces visions. Car le code génétique du tableau remonte droit, sans hésiter, au grand visionnaire du dix-neuvième siècle.
Julia le sait-elle seulement?
Fumées grasses de l'industrie naissante. Vapeurs de haschich de Baudelaire.
Cariatides d'un paradis oublié entre la modernité et le jamais. Mœsta et errabunda.
Les fossettes riantes de ces croupes-dirigeables? Elles nous inspirent aujourd'hui encore une peur vague, restes de l'épouvante qui dédoublait comme soeur jumelle le désir d'autrefois:
"...châtier ta chair joyeuse, ...meurtrir ton sein pardonné, ...faire à ton flanc étonné/Une blessure large et creuse..." ( A celle qui est trop gaie.)
Et voici: Le dix-neuvième siècle à travers les âges avait fait halte dans ce sous-sol vis-à-vis de Beaubourg, où Julia Dasic offrait ses Odalisques à un public estomaqué. Le romantisme divinatoire a plongé comme une rivière souterraine pour resurgir dans ces esthétiques diverses que l'on appelle paresseusement gothiques, et dont Julia se réclame discrètement.
Elle est jeune, menue, un visage clair et presque enfantin. Elle fait des bandes dessinées, invente des figures candides, des motifs éclatants. Elle se plaint de passer plus de temps sur Photoshop qu'avec les fusains. Son monde est pourtant éclairé d'un soleil souterrain, comme le Voyage de Jules Verne. Dans la cave du CCS, elle me parle d'îles et de lumières sauvages de Grèce, sa patrie maternelle. Ses yeux irradient cet émerveillement sans ombre. Puis ils enclenchent le mode "nuit", pilotent des ordinateurs, veillent quand nous dormons, restituent des formes et des teintes de derrière les rideaux.
C'est de la soie, du brocart. Ce sont des climats sereins, des dessins alambiqués, acanthes et symboles. C'est gai. Et l'on devine pourtant que, comme dans les rêves de David Lynch, tirer ces rideaux somptueux et doux nous mettrait face à face avec le messager de la mort.
Julia est une voyante. Le sait-elle seulement?
http://www.juliadasic.com/