Je sais, vous en avez assez qu’on vous parle d’Obama. Un dernier “pour la route” et après c’est fini…
Jour J moins 6, Philadelphie, Pennsylvanie
Au PC de campagne de Barack Obama, c’est l’effervescence. Plus qu’une semaine pour convaincre. Entièrement – ou presque – composée de bénévoles, l’équipe est méthodiquement répartie entre les postes : pour l’accueil du public, il y a la mamie bon-enfant qui vend les tee-shirts et les badges, assistée d’une jeunette habile à jongler entre les tailles, les formes et les couleurs ; avec les enfants, ceux des militants comme des visiteurs, œuvre Jill, 41 ans, assistante sociale. Les dix postes d’appel sont occupés en permanence. Des étudiants y viennent, entre les cours, donner un coup de main pour appeler un maximum de leurs compatriotes, leurs amis, leurs voisins, leurs collègues de travail ou simplement des inconnus dans l’annuaire et les convaincre de s’inscrire sur les listes électorales et de voter. Pour Barack Obama. Une question ? Les réponses sont prêtes, sous formes de feuilles photocopiées qui reprennent l’essentiel des idées du candidat : impôts, sécurité intérieure, travail, urbanisation, Israël-Palestine, immigration, protection des enfants, classe moyenne… du prêt-à-répondre normalisé. Aucune faille dans le système. La machine est sur les rails depuis suffisamment longtemps pour n’avoir plus aucun raté. Les opérateurs peuvent répondre à la publicité négative distillée au téléphone par le camp républicain, les messages inquiétants envoyés par la poste montrant le président iranien invectivant l’Amérique ou Poutine – son homologue russe – les sourcils froncés.
Sur un mur, une vaste carte d’état-major répertorie les bureaux annexes. Un tableau indique la priorité du jour : le maillage d’un quartier. Sur le terrain, des volontaires iront distribuer affiches et prospectus, sonner aux portes, sourire, convaincre. Ici, c’est l’Amérique : les noms et qualités de tous les bénévoles sont affichés. Personne n’est distingué, tout le monde sera remercié. Pas question de compétition entre les membres du staff : tous sont dans le même bateau, avec un objectif unique : faire élire leur champion. Le 5 novembre au petit matin, la victoire de l’un sera la victoire de tous. En attendant, chacun fait le maximum. Dans une petite salle, à l’écart, se tient l’équipe de fabrication des badges. Un véritable travail d’usine, à la chaîne, efficace : l’un découpe les figures à l’emporte-pièce, les quatre autres sont devant les presses à emboutir et les badges tombent, un par un, dans de grands cartons. Deux mille pièces par jour, 340 000 depuis le début de la campagne pour la seule ville de Philadelphie. Enorme. Ils seront vendus dans la rue pour 2 dollars le grand, 1 dollar le petit. Tous les bénéfices sont réinvestis dans le matériel de propagande. Un argent fou. Le budget total de la campagne évolue au-dessus de 150 millions de dollars, ramassés certes grâce aux gros donateurs mais aussi – surtout ? – à coup de billets de 5 ou 10 dollars. Incroyable.
J moins 4 – Miami, Dade County, Floride
Depuis plus d’une semaine, une fille d’attente se forme chaque jour devant l’immeuble du département des élections. Ce sont les Early Voters, les gens qui votent avant le 4 novembre. Certains n’hésitent pas à faire deux ou trois heures de queue pour accomplir leur devoir à l’avance. En récompense, ils recevront un petit sac contenant des stylos et un tas de babioles sans empreinte politique. En cas de chaleur, il y aura distribution gratuite de bouteilles d’eau. Confortable, c’est sûr. A l’intérieur, tout est prêt pour « la nuit la plus longue ». Les bulletins de vote sont très différents de ceux d’Europe ou d’Afrique. Au format tabloïd, ils font souvent deux, voire trois feuillets recto-verso. Car, dans la plus grande démocratie de la planète, on vote pour tout : le président mais aussi les députés, les sénateurs, les gouverneurs, les maires et diverses personnalités communales, les sheriffs et autres représentants de la police, une bonne variété de magistrats et de multiples conseillers. Dans le comté de Dade et à Miami précisément, le bulletin cuvée 2008 fait deux pages. Des centaines sont déjà arrivés par la poste, tri et comptage sont en cours. Les votants défilent en flot continu dans les isoloirs, un simple comptoir à paravents. Ils mettent le résultat de leur choix dans une belle enveloppe vert pomme pour se rendre devant le scanner mobile. Après les contestations en Floride lors de l’élection de George W. Bush – contre John Kerry – en 2004, tout a été mis en œuvre pour améliorer le système. Plus de cartes à perforer, mais des cases à noircir, que le scanner enregistre. Les bulletins un peu baveux seront comptabilisés, tout comme les incomplets, l’essentiel étant de respecter la règle : ni rature, ni surcharge. Pour que tout soit bien clair, les appareils affichent leurs instructions dans les trois langues usuelles à Miami : anglais, espagnol et créole. Plus loin dans le hangar, sont entreposés des containers cadenassés, jalousement gardés par des gros costauds un peu stressés. Les premiers résultats du vote. Une petite idée du futur élu…
J moins 2 – Columbus, Ohio
Les Swing States, les Etats indécis, détiennent la clef de l’élection. Sur eux se concentrent les derniers efforts de Barack Obama. A l’improviste, il a décidé de venir faire un meeting à Columbus, la capitale. Le « kit » de campagne est prêt : barrières pour canaliser les quelque 30 000 spectateurs attendus, estrade pour la presse, pupitre et écrans pour le candidat, affichettes à brandir pour une centaine de militants, notamment ceux qui vont se trouver derrière le candidat, face aux caméras. Son image est soignée jusque dans le détail : il n’apparaît jamais sans une foule autour de lui, briefée et orchestrée avec maestria par les « pros » des meetings, qui applaudit quand il faut, crie aux moments opportuns et brandit ses pancartes avec discernement.
Michelle apparaît la première, ovationnée comme il se doit. En quelques mots aisés, elle parle de son bonheur de nous présenter « le futur président des Etats-Unis ». Sûre d’elle, volubile sans être théâtrale, elle maîtrise son sujet. Tout sourire, elle parle aux femmes, s’inquiète de leurs enfants, leur promet de s’occuper de la famille bref, rassure. Obama apparaît enfin. La foule exulte. Il tient ses filles Malia et Sasha par la main et tous trois descendent d’un pas vif les marches de l’hôtel de ville, lieu du rassemblement. La famille s’embrasse, c’est la belle Amérique unie et joyeuse, une image positive, presque touchante. « Hello Ohio !… Hello Columbus !! » C’est une star qui vient nous parler, une étoile décrochée du firmament des personnages les plus en vue de la planète. Les cris et les applaudissements couvrent presque sa voix. Il sourit, calme ses auditeurs d’un geste, embrasse la foule d’un long regard comme s’il s’imprégnait d’une énergie subtile et forte, d’un dynamisme venu du moutonnement des têtes et des mains tendues. Il est fatigué de ces vingt et un mois de campagne. Il a besoin des prompteurs et parfois, entre celui de droite et celui de gauche, il perd le fil de son discours. Qu’importe, les gens ne sont pas là pour ce qu’il dit, plutôt pour ce qu’il est : un symbole. Un espoir fait homme. Hope. Ce n’est pas lui qui doit convaincre, désormais, mais ses militants qui continuent jusqu’à la dernière limite leur minutieux travail de fourmis. Lui, il a fait tout ce qu’il était humainement possible de faire. Il le dit, d’ailleurs. En moins d’une heure, tout est plié. La famille Obama part pour Cleveland.
Jour J – Grand Park, Chicago, Illinois
Un million de personnes sont dans les rues de Chicago, au soir du 4 novembre, se dirigeant vers Grand Park. 300 000 avec des billets les autorisant à s’approcher de la tente sous laquelle est attendu Barack Obama et de l’écran géant qui retransmet CNN en direct. Les 28 000 journalistes accrédités sont parqués dans un périmètre imposant l’usage d’un bon téléobjectif. Sécurité discrète, mais efficace : pas de pin’s ni de badges, pas d’objet tranchant. A chaque annonce de résultat, des huées à l’adresse des républicains, des bravos à celle des démocrates. La nuit s’annonce longue et le grand bar débite à flux tendu des centaines de litres de coca et des kilos de pizzas tièdes. On attend. Chacun s’interroge. Personne n’ose y croire. La tension monte à chaque chiffre : on fait des calculs, on compte les grands électeurs, on regarde basculer les Swing States, Pennsylvanie, Ohio…
Il est 22 h 03 et, en Californie, les bureaux de vote viennent de fermer. Dun coup, on entend la voix du présentateur de CNN, dans un mélange d’hystérie et de gravité, annoncer que, arithmétiquement, Obama « ne peut plus perdre »… La houle des hourras nous submerge. C’est une lame de fond, une vague de bonheur insurmontable. Serrés comme des sardines sur le vaste champ de Grand Park, les spectateurs trépignent, crient, rient, pleurent, se serrent dans les bras les uns des autres. La joie est phénoménale, pharaonique. Du jamais-vu. Unique, comme l’événement qui vient de se produire : un Africain-Américain, un homme presque inconnu il y a seulement deux ans, tout jeune sénateur de l’Illinois vient d’être élu, à 47 ans, à la Maison-Blanche.
Il nous faudra attendre de longues minutes avant de le voir enfin apparaître, avec Michelle et les filles. Heureux, décontracté, presque reposé après le stress infernal des derniers mois. Le combat est terminé. John McCain a reconnu sa défaite et rendu hommage à cet adversaire au souffle long.
Il faudra des heures pour que le parc se vide, que chacun regagne son chez-soi en emportant une parcelle de cet instant particulier. Pas de débordements de fin de match, pas d’ivresse ni de déprédations, Chicago la Windy City sait se tenir : elle a conscience d’être sous les yeux de toute la planète et veut se montrer digne de son enfant désormais le plus chéri, Barack Obama, 44ème président des Etats-Unis.