Le colloque était sous-titré " Ontology, Semantics, Pragmatics ". S'agissait-il de l'ontologie de Venise ? alors, oui, très probablement, Venise " est ". Sémantique de Venise ? sa signification serait alors dans la foule de représentations que nous portons en nous de Venise. "Pragmatique de Venise" me va mieux car c'est tenter de ramener la ville au fond de sa lagune à la somme de ses usages. Comme Nicolas Bouvier parlait - si bien - de " l'usage du monde " on pourrait parler de l'usage de Venise. Pour les couples d'amoureux notamment, qui s'y promènent, bien que cela soit un cliché. De fait, qui ai-je rencontré à Venise ? Sur les itinéraires balisés, des groupes de personnes âgées et des couples de vieilles dames, qui s'enfuient en courant vers l'Académie, le guide du Routard ayant depuis longtemps remplacé sous leur bras le Baedeker des voyageurs anglais, et ailleurs, des gens qui partent au travail (avez-vous entendu tous ces bruits de pas qu'il y a dans cette ville, comme le grondement d'une armée qui n'en finirait pas d'envahir la cité) et des cohortes d'étudiants, en particulier autour de l'université (Ca'Foscari) ou de l'Ecole d'Architecture qu'abritent d'anciens docks là où le Canal de la Giudecca oublie les fastes et les festivals pour entrer dans la mer. Il y a peu d'arbres à Venise, sauf justement dans cette direction, au bout du quartier de Dorsoduro, vers la paroisse de San Marta où l'on peut voir rougir les kakis, pendus comme des boules de Noêl à des branches déplumées. Dans " L'autre Venise ", l'écrivain croate Predrag Matvejevitch essaie d'éloigner les représentations communes de cette ville en proposant des tableautins, des miniatures, des " coups de zoom " sur les murs, les ponts, les façades, les canaux. Il agrandit les détails, comme par exemple toutes ces pietres, ou sculptures incrustées dans les murs, " exposées au vent et à la pluie, à la chaleur et au froid, à l'humidité et à la moisissure ", il observe au microscope les plantes qui parviennent à germer entre deux pierres, sous un balcon, à l'ombre d'un pont, près de la margelle d'un puits. J'ai bien peur que l'obsession de l'ordre et de la propreté ne fasse de plus en plus disparaître ces témoignages de vie.
Aujourd'hui, je vois en Venise une ville de planches : celles qu'on met le long des rues pour les rehausser, ou bien pour recouvrir les nouveaux chantiers d'assainissement, comme celles qu'on a imaginé de mettre sous forme de longs pans inclinés pour permettre de mieux escalader les ponts le long des zatterre. Des palissades de bois bouchent la vue sur les plus belles églises (y compris la Salute qui ressemble à une dame fragile emmitouflée dont ne sortirait des cache-nez que le plumet du casque). Les heures d'ouverture des églises d'ailleurs sont bien chiche : vous avez intérêt à viser juste si vous êtes attirés par quelque chef d'œuvre. J'étais ainsi parti pour voir Saint Pantalon, peint par Véronèse, dans l'église du même nom (puisque je logeais dans l'hôtel qui avait aussi ce nom), mais foin de Pantalon, l'heure était passée. J'aurais pourtant aimé savoir à quoi ressemblait l'illustre médecin de l'empereur Dioclétien, celui qui fut bien mal récompensé des bons soins qu'il prodiguait à son maître. Tant pis donc pour les églises, je me suis rabattu sur la marche à pied le long des fondamenti, et là j'ai rencontré des gens joyeux : c'était le moment des soutenances de thèses et les nouveaux docteurs ou doctoresses drainaient derrière eux ou elles des cortèges qui scandaient : " dottore ! dottore ! ".
Usage de Venise encore que l'usage commerçant : les boulangeries y furent fameuses : le pain a une longue histoire à Venise si j'en crois toujours ce même petit livre de Matvejevitch : " la panification était à la fois publique ou privée. Chaque monastère possédait son four [...] . Les artisans qui pétrissaient le pain, le faisaient cuire et le vendaient portaient des noms divers : fornero, pistore, panetiere ; on les appelait également panicuoli, par affection ".
L'industrie du masque est aussi florissante, bien que je la croie hypertrophiée pour le seul plaisir des touristes. En tout cas, plus d'une boutique prétend avoir été le fournisseur de Stanley Kubrick pour " Eyes Wide Shut ", et d'autres boutiques s'attellent à la tâche de maintenir le mythe vénitien notamment au travers de son incarnation cinématographique.
Reste que dépouillée de ses vitrines de bimbeloterie, de ses gondoles artificielles et de ses restaurants touristiques aux quatre coins du Rialto, Venise est une ville (presque) comme une autre, on y travaille, on y est pauvre comme le sont ces maisons retirées que probablement plus personne ne veut acheter car il serait trop coûteux de les retaper.
(poubelles suspendues)
À propos de alainlecomte
<h3>Vous en une ligne</h3><p> Universitaire vivant à Grenoble mais travaillant à Paris, je m'intéresse particulièrement au langage et à son fonctionnement. Je m'intéresse également aux questions philosophiques, à l'art et à la littérature. J'aime le voyage, la montagne, l'Inde, le Jura suisse, Kenzaburo Ôé, Robert Walser, les vaches, particulièrement celles de la race d'Hérens, Filippo Lippi, Peter Handke, Marguerite Duras, Pippiloti Rist, mes collègues de l'Université Paris 8, les vallées du Ladakh, les glaces Gonzales qui sont en vente rue Servan à Grenoble etc. etc..</p>
Cette entrée a été publiée dans villes. Vous pouvez la mettre en favoris avec ce permalien. |