Elle hésitait, elle en avait très envie mais une peur au fond d’elle, sournoise et déstabilisante, la maintenait dans un état de doute désagréable qui la paralysait.
Jusqu’à ces fameuses lectures, elle n’avait jamais réfléchi à ces petites choses, ces services obligés qu’on lui demandait, elle avait toujours cru ou on lui avait toujours dit que c’était normal, que cela faisait partie du statut féminin. Qui « on » au fait ? Elle creusait sa mémoire et revoyait sa mère, sa tante, ses cousines, son frère et son père, puis cela avait été les copines et les collègues. Si elle approfondissait, elle constatait que c’était plus un phénomène de société qu’autre chose alors que faire ? Elle seule pouvait-elle changer ce qui était établi depuis si longtemps ? Mais les autres femmes, le voudraient-elles aussi ces changements ? Pas sûr…avec ce qu’elle voyait autour d’elle, elle avait des doutes. Alors quoi ? « Pense à toi ma fille, rien qu’à toi et si tu réussis, peut-être feras-tu des émules qui voudront également suivre la même voie que toi ». Forte de cette pensée, elle se mit au travail et définit une stratégie. Elle commença en douceur et c’est son collègue masculin direct qui eut le privilège de ses premiers tests.
- Marie, en descendant chercher le courrier, tu me prends un café stp !
En souriant, elle lui répondit qu’elle était désolée mais qu’aujourd’hui, c’était son tour d’aller au courrier et de lui apporter le café. Il eut d’abord l’air étonné, puis il haussa les épaules et s’en fut. Il revint dix minutes plus tard, avec le courrier et deux cafés, un pour elle et un pour lui. Elle le remercia d’un sourire et jubila intérieurement, cela avait été si facile, pourquoi s’en être fait un tel stress, stupide qu’elle était. Elle décida de poursuivre son avantage et déclara que dorénavant ils descendraient chercher le courrier chacun leur tour. Il ne broncha pas et la question fut réglée.
La phase suivante fut pour sa famille. L’anniversaire de sa mère était pour le dimanche suivant. La coutume voulait que son père s’occupe du repas, ce qu’il faisait volontiers une fois par année alors qu’il était un excellent cuisinier. Le problème, c’est qu’il se contentait de cuisiner, les courses et les rangements c’était pour sa pomme à elle et son frère n’y participait pas. Cette fois, les choses allaient changer. Quand son père lui envoya la liste des courses par courriel, elle la lui renvoya en spécifiant que Lionel aura grand plaisir à s’en charger pour une fois. Le frère argumenta qu’il était trop occupé mais elle l’informa que dorénavant c’était chacun son tour et qu’il avait quelques tours à rattraper !
Le jour dit, elle offrit à sa mère un week-end wellness et le repas fut délicieux. Elle ne se leva pas pour débarrasser et retint sa mère. « Laisse maman, c’est ton anniversaire et les hommes de ta vie vont se faire un plaisir de tout mettre en ordre ». Lionel explosa.
- Dis donc, il t’arrive quoi ? D’abord tu refuses d’aller faire les courses et maintenant, il faut aussi que je me colle à la vaisselle, et toi, tu fous quoi ?
Elle le regarda froidement et répliqua.
- Je ne fous rien justement, exactement comme toi toutes ces années passées, il était temps que cela change, non ? J’ai 22 ans et cela doit faire 15 ans que j’aide maman, on ne peut pas en dire autant de toi, alors comme il n’est jamais trop tard pour bien faire, tu vas t’y coller ces prochaines années.
- C’est aussi valable pour moi ? ironisa son père.
- C’est une affaire entre toi et ta femme. Ce qui est sûr c’est que moi, j’en ai marre de ces tâches soi-disant typiquement féminines que vous les hommes nous laissez depuis des siècles.
- Je vois, tu joues à la féministe ! attaqua Lionel.
- Je ne joue à rien, je veux simplement que certaines tâches soient partagées équitablement. Si cela est « être féministe », je le suis.
Les deux hommes se regardèrent, haussèrent les épaules et s’en furent à la cuisine. « Ca va lui passer » argumenta le frère. « Ouais, répondit le père, faudrait pas qu’elle mette ses nouvelles idées dans la tête de ta mère, je me vois mal passer l’aspirateur ou faire la lessive… » Il ne termina pas sa phrase, l’avenir lui sembla soudain moins limpide, comme rempli de chiffons à poussière, de vaisselle sale et de linge à repasser…