Noam Chomsky sur Obama

Publié le 25 novembre 2008 par Alainlecomte

Comme je lui avais demandé : « et alors, Chomsky, qu’est-ce qu’il pense de tout ça ? », mon ami P. P. m’a aussitôt envoyé ce lien vers une émission de télévision américaine câblée où l’on peut voir Chomsky répondre à la question : « what’s next ? the elections, the economy and the world». On constatera au passage que « le célèbre linguiste » porte encore bien ses plus de quatre-vingts balais et… que ce programme de télévision s’intitule « Democracy Now ! » (essayons d’imaginer en France une chaîne de télé dénommée « Démocratie Maintenant ! »…).

On s’étonnera peut-être que je consacre si souvent, sur ce blog, un billet à Chomsky (il est certain que cela n’encouragera pas les rédacteurs du Monde à m’inclure dans leur liste de « blogs préférés »… - mais cela n’a vraiment aucune importance! -), je m’en explique aisément : je ne vois pas aujourd’hui, dans notre monde occidental, beaucoup d’intellectuels qui puissent soutenir la comparaison avec le penseur américain (j’ai parfois mentionné Badiou ou Zizek mais ces derniers ont une pensée encore très abstraite et spéculative, relativement peu étayée sur des faits concrets, voire des arguments scientifiques). Etre un intellectuel dans notre monde, ce n’est pas simplement agiter des idées, fabriquer des mythes ou vouloir « ré-enchanter » la vie en société, c’est d’abord, et avant tout, faire un effort de lucidité et s’armer d’assez de courage pour risquer d’aller parfois (souvent) à contre-courant de l’idéologie commune. C’est ce que fait Chomsky.

Car que dit-il en substance dans cette émission enregistrée à Boston ?

Certes que l’élection d’Obama est un évènement historique :

The word that the rolls off of everyone’s tongue is historic. Historic election. And I agree with it. It was a historic election. To have a black family in the white house is a momentous achievement. In fact, it’s historic in a broader sense. The two Democratic candidates were an African-American and a woman. Both remarkable achievements. We go back say 40 years, it would have been unthinkable. So something’s happened to the country in 40 years. And what’s happened to the country- which is we’re not supposed to mention- is that there was extensive and very constructive activism in the 1960s, which had an aftermath. So the feminist movement, mostly developed in the 70s-–the solidarity movements of the 80’s and on till today. And the activism did civilize the country. The country’s a lot more civilized than it was 40 years ago and the historic achievements illustrate it. That’s also a lesson for what’s next.

Mais bon, peut-on parler de « grande victoire de la démocratie » pour autant ? Ce qui s’est passé aux Etats-Unis est certainement unique si on ne regarde que les pays occidentaux développés (les pays européens…), mais cela ne l’est pas si on élargit son champ de vision. La victoire d’Evo Morales en Bolivie par exemple, un Indien Aymara, était tout autant inimaginable il y a quarante ans que celle de Barack Obama aux Etats-Unis. Et cette victoire permet d’opposer deux types de « démocratie » : il y a celle dont nos pays se réclament (dont on sait les limites : rôles des grands groupes de média et, d’une manière plus générale, de l’argent, passivité des « citoyens » dont le rôle se résume à glisser un bulletin dans une urne de temps à autre et à observer la vie politique comme un spectacle) et il y a celle qui permet l’expression de mouvements de masse qui élisent leurs propres représentants et propulse ainsi sur le devant de la scène des individus qui n’ont pas été pré-sélectionnés par des enquêtes d’opinion, mais choisis en fonction du rôle qu’ils ont eu dans des luttes effectives.

L’élection américaine, comme la française, ou l’italienne, sont avant tout question de rhétorique, ou pour dire mieux « d’avertising », autrement dit de publicité. Et :

The goal of advertising is to create uninformed consumers who will make irrational choices. Those of you who suffered through an economics course know that markets are supposed to be based on informed consumers making rational choices. But industry spends hundreds of millions of dollars a year to undermine markets and to ensure, you know, to get uninformed consumers making irrational choices.

And when they turn to selling a candidate they do the same thing.

Autrement dit, l’élection d’Obama, même si elle traduit une évolution de la société américaine dont on ne peut que se réjouir (et qui laisse nos sociétés européennes à la remorque), n’échappe pas à cette règle. Aussi ne devrions –nous pas nous étonner outre mesure des « déceptions » que nous ne manquerons pas d’endurer. De qui s’entoure en effet le leader démocrate ? Les commentaires de Chomsky sur le sujet sont éloquents, notamment quand il cite les futurs responsables de l’économie :

They [Robert Rubin et Larry Summers] are among the people who are substantially responsible for the crisis. One leading economist, one of the few economists who has been right all along in predicting what’s happening, Dean Baker, pointed out that selecting them is like selecting Osama Bin Laden to run the war on terror.

Voilà donc ce que pense Chomsky sur cette élection historique.

Mais revenons maintenant à ce qui nous concerne plus directement : la situation française. On a du mal en effet à imaginer une émission, une chaîne câblée, un mouvement politique en France qui s’intitulerait « La démocratie, maintenant ! » (même Besancenot, même Bayrou ne le feraient pas). Et il est particulièrement étonnant qu’on ne puisse pas l’imaginer. Comme si dans nos pays, la démocratie était pleinement réalisée. Or, tout ce que nous voyons autour de nous prouve le contraire. Avons-nous accepté, par un vote effectif, l’âge de la retraite à 70 ans ? Avons-nous accepté la privation de revenus pour les chaînes de télévision publiques, en faveur des chaînes privées ? Est-ce que nous disons notre mot sur les réformes dans l’enseignement, là où même les principaux intéressés ne peuvent pas se faire entendre ?

Chomsky a sans doute raison de dire que si les Etats-Unis ont pu élire un Afro-Américain à leur tête, si une femme a pu aller si loin dans la course au pouvoir, elle aussi, Hillary, c’est grâce aux mouvements de masse des années soixante : ce ne sont pas des « cadeaux tombés du ciel », et si nous souhaitons que des progrès de cette sorte soient encore possibles dans le futur, cela ne pourrait être que grâce à d’autres mouvements de masse qui seraient similaires. Il est pourtant bien évident que la structure des pouvoirs autant que l’organisation des médias font tout pour les empêcher. Comment parler de démocratie dans ces conditions ?