Les anniversaires, comme les disparitions sont propices aux louanges et ce n’est pas un mal quand ils concernent des personnages qui nous donnent encore à réfléchir.
Je me souviens avoir lu dans le métro parisien lorsque j’étais adolescent les livres les plus accessibles de Claude Lévi-Strauss : « Le totémisme aujourd’hui » et « Race et histoire ». Nous sortions à peine d’une époque où les idées sur « la mentalité primitive » étaient dominantes et nous éprouvions, moi et mes contemporains avides de progrès, encore une vive contradiction entre notre anti-racisme et le spectacle peu compréhensible de coutumes et de pratiques de survie semblant appartenir à un autre âge. C’est Claude Lévi-Strauss qui nous apportait la clé pour résoudre cette contradiction : les cultures sont toutes complexes, la pensée Nambikwara est aussi difficile à pénétrer que notre tradition occidentale. Déjà, les grands linguistes (de Saussure à Jakobson, en passant par Harris, aux Etats-Unis, avant que n’émerge la pensée chomskyenne) avaient mis l’accent sur une relative équivalence des langues : il n’en est pas qui soient « supérieures » à d’autres, car elles sont toutes aussi complexes (même si peut-être certaines sont plus spécialisées que d’autres dans certains domaines). Et ce n’est que dans les commentaires déjantés des articles du blog de Pierre Assouline qu’on trouve encore des dinosaures qui pensent le contraire.
Comme tous les bons commentateurs actuels le disent à longueur d’émissions sur France-Culture et sur ARTE, c’est dans « La pensée sauvage », en particulier, que le célèbre anthropologue a mis en évidence la difficulté d’accès à une pensée qui prolifère comme un rhizome, utilisant et ré-utilisant des blocs de sens comme le bricoleur reprend pour un nouvel usage les débris éclatés de constructions anciennes.
J’ai été totalement convaincu de ce qu’avançait Lévi-Strauss, et, incidemment, de la validité du structuralisme lorsque, par-dessus son œuvre, sont arrivés d’authentiques modèles mathématiques visant à expliquer les structures de la parenté. Philippe Courrège avait en effet écrit un merveilleux article de mathématiques, se servant de la théorie des groupes, repris dans une anthologie parue en 10-18 sous le titre « Anthropologie et calcul ». Si des outils mathématiques aussi sophistiqués étaient requis pour rendre compte de la manière dont les Arandas ou les Karieras choisissaient leur conjoint, d’une part, c’était parce que leur société avait ce degré de complication, et d’autre part cela prouvait qu’au moins inconsciemment, ils étaient capables de pratiquer des mathématiques, activité souvent identifiée aux degrés les plus élevés de la pensée.
On évoque quelquefois les rapports de Lévi-Strauss avec la politique, ou, plus généralement, de l’anthropologie structurale avec la politique. Sujet délicat. Nous sommes dans un domaine où, malheureusement, les thèses scientifiques avancées ne peuvent pas ne pas être, à un certain moment, victimes de tentative de récupération par les politiques. On rappelait sur France-Culture ce matin, qu’il avait fallu aller déranger Lévi-Strauss dans sa retraite pour qu’il dénonce de sa main la récupération que les politiques de droite tentaient de faire de ses idées sur la parenté, lors de la discussion sur le PACS !
Autre exemple, que personne n’aborde en ce moment, sûrement par déférence : il ne serait pas étonnant, si on demandait quelles étaient ses sources d’inspiration à Henri Guaino, l’auteur du tristement fameux « discours de Dakar », qu’il cite l’opposition avancée comme hypothèse dans les « entretiens avec Georges Charbonnier », entre « sociétés chaudes » et « sociétés froides ». Evidemment, il ne serait pas difficile de montrer qu’il s’agirait en l’occurrence, d’une erreur d’application. Développer l’idée que certaines sociétés isolées et sans écriture ont une sorte de fonctionnement ralenti, se reproduisant plus ou moins à l’identique, et que de ce fait les lois qu’on peut y observer peuvent donne lieu à une algèbre, alors que nos sociétés occidentales et technologiques se reproduiraient plutôt selon des lois statistiques ne peut absolument pas se traduire brutalement en « tout un continent n’a pas d’histoire » ! Pourtant, l’amalgame se fait, commis par des esprits certes mal intentionnés.
Une autre question, qui nous interpelle aujourd’hui est celle, évidemment, du voyage. Lévi-Strauss, on le sait, commence « Tristes Tropiques » par son affirmation de la haine des voyages (et des explorateurs !). Sur France-Culture encore, ce matin, on l’opposait à un voyageur comme Nicolas Bouvier. Selon moi, cette opposition n’a pas beaucoup de sens. Deux sortes de voyages sont ici opposés : le scientifique et l’aventureux. Le deuxième est plutôt une expérience de vie. Le premier ne peut rien lui retirer.
(NB: photo de C. Lévi-Strauss: cliché AFP, crédit P. Pavani)