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Héraclite et le principe de non-contradiction

Publié le 01 décembre 2008 par Voilacestdit

Note sur Hйraclite 

A propos du principe de non-contradiction

Je dйdie ces quelques lignes а la mйmoire de David E. Nous travaillions, David et moi-mкme, а la prйparation d'un exposй а deux voix, que nous nous proposions de faire dans le cadre de la journйe annuelle du CCES, sur les principes rationnels. David voulait faire un exposй sur l'aspect formel des principes premiers. Pour ma part, je devais axer ma recherche sur les principes premiers chez Aristote, plus prйcisйment ce qu'il en dit dans Mйtaphysique, Gamma. Mais en chemin j'avais rencontrй Hйraclite, et la question s'йtait posйe а nous de savoir si la pensйe d'Hйraclite йtait en deза, ou non, des principes rationnels, en particulier du principe de non- contradiction. D'oщ ces quelques notes en cours de rйdaction.

J'avais repйrй une remarque d'Aristote dans Mйtaphysique (Gamma 3, 1005b, 23) а propos d'Hйraclite : Ђ Il n'est pas possible de concevoir jamais que la mкme chose est et n'est pas [littйralement : que l'кtre et le non-кtre sont identiques (tauton einai kai mй einai)], comme certains croient qu'Hйraclite le dit : car tout ce qu'on dit, on n'est pas obligй de le penser їЕ Phrase un peu obscure que nous nous proposions de tenter d'expliciter, Aristote йcrivant encore un peu plus loin dans Mйtaphysique (K, 1062a, 31) : Ђ Et peut-кtre qu'en interrogeant Hйraclite lui-mкme dans ce sens, on l'eыt rйduit а confesser qu'il n'est jamais possible que des propositions contradictoires soient vraies, en mкme temps, pour les mкmes choses ; en effet, c'est pour n'avoir pas bien compris ce qu'il voulait dire qu'Hйraclite a professй cette opinion їЕ

Question donc : Que voulait dire Hйraclite ? De ce qu'il dit faut-il induire qu'il rejette le principe de non-contradiction ?

Quelques notations prйalables sur Hйraclite

Hйraclite est un philosophe, ou un prй-philosophe, en tout cas un penseur grec, originaire d'Ephиse, en Ionie, oщ il vйcut toute sa vie, au VIiиme siиcle avant JC. De lignйe royale, il se serait dйsistй en faveur de son frиre, et vйcut dиs lors retirй dans sa citй, gardant une certaine distance а l'йgard de ses concitoyens, - sans illusion а l'endroit de la foule jugйe superficielle, Ђ ne sachant ni йcouter ni parler ї (F. 19), Ђ ne comprenant pas quand ils йcoutent, semblables aux sourds Е prйsents, ils sont absents ї (F. 34). Ђ Quelle est donc leur pensйe ou leur intelligence ? Ils se laissent convaincre par les chanteurs populaires et l'attroupement est leur maоtre ; ils ne savent pas que la multitude est mйchante et que peu nombreux sont les bons ї (F. 104). Ailleurs encore Hйraclite compare les gens du commun (la foule) а des Ђ inexpйrimentйs ї et des Ђ dormeurs ї qu'il tente d' Ђ йveiller ї en leur rйvйlantle Ђ logos їЕ [On retrouve les mкmes accents dans le Ainsi parlait Zarathoustra de Nietzsche !]. Une anecdote rapportйe par Diogиne Laerce (IIIiиme siиcle de notre иre) dans sa Vie et doctrines de philosophes cйlиbres montre Hйraclite rйpondant а quelqu'un qui lui demandait pourquoi il se taisait : Ђ pour que vous puissiez bavarder ї Е 

A l'йgard de ses devanciers Hйraclite prend aussi ses distances. Homиre, Hйsiode, Archiloque, Hйcatйe, Pythagore, XйnophaneЕ toutes figures devenues des autoritйs sont vertement critiquйes : Ђ Le multiple savoir n'enseigne pas а penser ; sinon il eыt instruit Hйsiode et Pythagore et encore Xйnophane et Hйcatйe ї (F. 40)Е Ђ Homиre mйriterait d'кtre chassй des concours et fouettй, et Archiloque tout autant ї (F. 42)Е Ђ Les hommes se laissent berner dans leur connaissance des choses visibles, comme Homиre qui fut plus sage que tous les Hellиnes ; car, lui aussi, des enfants qui йcrasaient des poux l'ont bernй, lui disant : ce que nous avons vu et attrapй, nous l'abandonnons, ce que nous n'avons ni vu ni attrapй, nous l'emportons (F. 56)Е

Hйraclite vit retirй. Ce n'est pas pour autant un penseur dйsengagй. Ephиse a йtй un lieu dйcisif de la rйvolte contre les Perses et Hйraclite ne cessa d'inciter ses concitoyens а dйfendre leur libertй face а la domination perse. Mais il n'assuma pas de responsabilitйs politiques directes. Lorsque ses concitoyens voulurent lui confier la responsabilitй de lйgislateur de la citй,il se rйcusa parce que, dit-il, la citй йtait sous la domination d'un gouvernement corrompu.

Ses йcrits ne nous sont connus que sous forme de fragments (l'йquivalent d'une quinzaine de pages)[1] Ц peut-кtre йtait-ce la texture de l'ouvrage original : Hйraclite procиde en effet par aphorismes, courtes sentences, pensйes laconiquesЕ ce qui rend l'accиs а sa pensйe assez difficile. Le mкme Diogиne Laerce nous dit qu' Ђ Hйraclite n'expose rien clairement ї. Aristote le prйcis, de son cфtй, se plaint amиrement : Ђ Il faut, absolument, que ce qui est йcrit soit facile а lire et а comprendre, ce qui revient au mкme. Cela arrive quand les conjonctions sont nombreuses, mais non quand elles sont en petit nombre, ni quand les йcrits sont difficiles а ponctuer, comme c'est le cas dans les йcrits d'Hйraclite. Car, c'est tout un travail que de les ponctuer, parce qu'il ne ressort pas clairement si tel mot se rattache а ce qui suit ou а ce qui prйcиde ї. De fait dans l'antiquitй Hйraclite йtait surnommй l'Obscur.

Le style de la pensйe d'Hйraclite est elliptique mais peut-кtre la forme fragmentaire de ses йcrits traduit-elle aussi l'aspect fragmentй de la rйalitй une qu'il tente de saisir.

On dit qu'Hйraclite se retira а la fin de sa vie dans le temple d'Artйmis, oщ il se serait mis а jouer aux osselets avec les enfants, pareils en cela au Ђ Temps ї qui Ђ est un enfant qui joue aux pions ї (F. 52). Il dйposa son ouvrage dans le temple, lequel fut incendiй plus tard par un certain Hйrostrate, qui voulut peut-кtre par son geste rendre au feu un ouvrage qui accorde au feu le premier rфle dans la cosmologieЕ

La Ђ dialectique ї dans la pensйe d'Hйraclite

Platon йcrit dans le Cratyle (402a) : Ђ Hйraclite dit quelque part que tout passe et rien ne demeure, et, comparant les choses au courant d'un fleuve, il ajoute qu'on ne saurait entrer deux fois dans le mкme fleuve ї. Telle paraоt кtre l'intuition centrale de la pensйe originelle d'Hйraclite, qui se rйsume assez bien dans la formule : Ђ Toutes choses s'йcoulent ї [panta reп].

L'image du fleuve correspond а cette intuition originelle.

Ђ Nous entrons et n'entrons pas dans les mкmes fleuves, nous sommes et ne sommes pas ї (F. 49)

Ђ On ne peut pas entrer deux fois dans le mкme fleuve ї (F. 91)

Ђ Ce qui domine ici c'est le changement, le mouvement, le devenir ; le fleuve est l'image intuitive de ce flux. Nйanmoins, changement, mouvement, devenir et flux Цce qu'on a appelй le mobilisme d'Hйraclite Ц prйservent la permanence de l'кtre (en devenir)... Le changement domine la nature, le monde, et s'offre а la vision la plus concrиte, s'impose а la perceptionЕ Le mouvement est mouvement du monde, auquel s'accorde la pensйe en mouvement. La pensйe ne postule pas rationnellement le mouvement, car il n'y a pas de mouvement indйpendant du monde et de la pensйe. Il n'y a qu'un rythme, le rythme unique qui harmonise les mouvements des manifestations multiples, et а ce rythme pensйe et monde sont liйs ; ce rythme est celui de la dialectique qui apprйhende l'кtre Ц en devenir Ц de l'unitй des contraires. La pensйe dialectique en tant que pensйe ouverte mйdite la dialectique de la totalitй ї [Kostas Axelos].

Ce changement, ce mouvement qu'apprйhende Hйraclite est ici qualifiй de Ђ dialectique ї.

Ce terme est repris de Hegel, qui a йcrit qu'Hйraclite avait Ђ saisi la dialectique mкme comme principe ї, explicitant dans ses Cours sur l'histoire de la philosophie : Ђ Hйraclite saisit l'absolu lui-mкme comme processus, comme dialectiqueЕChez lui nous rencontrons pour la premiиre fois l'idйe spйculative dans saforme philosophiqueЕ Il est l'achиvement de la conscience antйrieure, un achиvement de l'Idйe vers la totalitй (qui est le commencement de la philosophie), ou l'essence de l'Idйe, qui exprime l'infini, ce qu'il estЕ L'absolu est l'unitй de l'кtre et du non-кtreЕ L'entendement [Verstand] sйpare l'кtre du non-кtre, la raison [Vernunft] reconnaоt l'un dans l'autreЕ et ainsi le Tout, l'absolu, est а dйfinir comme devenirЕ L'infini, l'кtre en et pour soi, est l'unitй des contrairesЕ ї.

Hegel traduit а l'йvidence la pensйe d'Hйraclite dans le langage de sa propre logique dialectique et ontologique. Il comprend Hйraclite dans l'horizon de son idйalisme spйculatif. Mais la dialectique hйraclitйenne entre-t-elle dans ce cadre conceptuel ?

Hegel distingue entendement [Verstand] et raison [Vernunft]. Mais ce ne sont pas lа des catйgories de la pensйe d'Hйraclite. Ce qui est dit :

Ђ Le contraire est accord, des discordances naоt la plus belle harmonie et tout devient dans la lutte ї (F. 6).

Telle est l'expression originelle de la Ђ dialectique ї d'Hйraclite : elle saisit dans le mouvement   Ц la lutte - du devenir, l'accord dans le contraire, l'harmonie dans les discordances.

 

Ђ Les unions (sont) entiиres et non-entiиres, concorde et discorde, accord et dйsaccord ; et de la Totalitй (naоt) l'Unitй et de l'Un le Tout (D10). Ils ne comprennent pas comment le discordant s'accorde avec lui-mкme ; harmonie des tensions opposйes, comme celle de l'arc et de la lyre ї (F. 61)

L'harmonie est celle des Ђ  tensions opposйes ї : tension - violente - de l'arc guerrier, et celle - mйlodieuse - de la lyre musicale.

Ђ La Nature aussi aime les contraires et c'est avec eux et non avec les semblables qu'elle produit l'accord ; c'est ainsi par exemple qu'elle unit le mвle et la femelle, mais non chaque кtre а son semblable, et qu'elle effectue la concorde premiиre par l'union des contraires et non des semblablesЕї (F. 10)

L'кtre humain naоt а la suite d'une rencontre de deux кtres opposйs et perpйtue а son tour l'espиce : toute la Ђ dialectique ї est un enchaоnement d'engendrements. 

La Ђ dialectique ї ainsi perзue n'est pas conceptuelle. Hйraclite ne pense pas dans les cadres de la logique formelle et conceptuelle. Ђ L'harmonie des contraires, voilа plutфt ce que cherchait Hйraclite, et non l'identitй des contradictoires, qui d'ailleurs, comme tels, lui йtaient inconnus ї [Lйon Robin].

La remarque d'Aristote citйe plus haut а propos d'Hйraclite paraоt fondйe : Ђ Tout ce qu'on dit on n'est pas obligй de le penser їЕLa pensйe d'Hйraclite est archaпque en ce sens qu'elle n'est pas totalement pensйe,elle est plus intuitive que spйculative, plus symbolique que conceptuelle. Elle est de fait en-deза du principe de non-contradiction.

 

J.Tricot, dans sa traduction de Mйtaphysique[2], commente ainsi ce passage d'Aristote : Ђ La nйgation par Hйraclite du principe de contradiction paraоt douteuse а AristoteЕ ї. Tricot cite а l'appui un auteur ancien pour qui Hйraclite s'exprimait symboliquement [sumbolikos], et un autre pour lequel, si Hйraclite a rejetй le principe de contradiction, il l'a fait pour les besoins de la discussion [logou eneka]. Tricot ajoute qu'Aristote, dans ce passage, Ђ insinue seulement que ce philosophe [Hйraclite] ne comprenait pas complиtement le sens des mots qu'il employait ї.

La pensйe Ђ dialectique ї d'Hйraclite n'est pas celle d'un physicien ni celle d'un logicien. Elle n'est pas conceptuelle mais exprime, en amont d'une future mйtaphysique, dans un langage prй-logique, la tension de contraires, qui а la fois sont en lutte et s'harmonisent, conduisant vers l'unitй.

Note additionnelle sur le Ђ logos ї chez Hйraclite

Je l'ai notй, Hйraclite n'est pas tendre avec les gens du commun, qu'il invective sans mйnagement, leur reprochant de ne savoir ni йcouter ni parler, ni comprendre quand ils йcoutent, et se laisser mystifier, - et il voudrait, lui Hйraclite, telle est sa mission, les Ђ йveiller ї. [Ce langage fait penser а celui du Bouddha Siddharta Gautama,   fondateur du bouddhisme, qui vйcut au VIiиme siиcle avant J-C, contemporain donc d'Hйraclite : Bouddha, du terme sanscrit buddha, signifie "йveillй" et dйsigne une personne ayant rйalisй l'йveil. Comment ne pas кtre sensible йgalement а la parentй d'idйes entre le "tout s'йcoule" d'Hйraclite et la thиme de l' "impermanence de toutes choses" central dans le bouddhisme...] Le penseur se doit de montrer le chemin de l' Ђ йveil ї а ces endormis. Mais comment ? Ц En les faisant accйder au logos.

Qu'est-ce que le logos dans la pensйe d'Hйraclite ? Ђ Le logos est ce qui lie les phйnomиnes entre eux, en tant que phйnomиnes d'un Univers un, et ce qui lie le discours aux phйnomиnes. Le logos est un lien. Ce qui se manifeste comme phйnomиne est dйjа pйnйtrй par le logos. C'est pour cela qu'il peut кtre saisi ї [Kostas Axelos].

Ce logos n'est pas le logos d'une logique Ц la dialectique d'Hйraclite, nous venonsde le voir, se situe avant la logique Ц il est ce qui anime la pensйe en lien avec la raison universelle et le devenir du monde.

Ђ Le logos toujours vrai, les hommes n'en acquiиrent pas la comprйhension, ni avant de l'avoir entendu, ni une fois qu'ils l'ont entendu. Car bien que tout devienne selon ce logos, ils sont pareils а des inexpйrimentйs, mкme s'ils ont fait l'expйrience et des paroles et des Ьuvres Ц telles que moi je les expose, dйtaillant chaque chose selon sa nature, et montrant ce qu'il en est. Mais aux autres hommes reste dissimulй ce qu'ils font йveillйs, comme ils oublient ce qu'ils font dans le sommeil ї (F. 1).

Ђ Tout devient selon ce logos ї : ce logos pour autant n'est pas immйdiatement accessible aux hommes, ils restent comme Ђ inexpйrimentйs ї, n'йtait la mйdiation du penseur. Le logos est universel, mais seuls les Ђ йveillйs ї sont en capacitй de reconnaоtre le logos de ce qui, dans le devenir, est, - et lui prкter l'oreille, accйdant а la vйritй de la sagesse :

Ђ Prкtant l'oreille non а moi, mais au logos, il est sage de dire, en accord avec lui que Tout est Un ї (F. 50).

Ђ Car la sagesse est une : connaоtre la pensйe qui dirige tout а travers tout ї (F. 41).

   1/12/2008

  



[1] On peut retrouver le texte intйgral des fragments sur internet.

[2] Librairie Philosophique J.Vrin.


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