Où il est question de la dérive d’un jeune drogué et d’une barre de chocolat. Que la révolte gronde derrière les portes de la pauvreté. De l’étrange damnation frappant un innocent.
«Est-ce que vous comprenez,
est-ce que vous comprenez,
mon bon monsieur, ce que ça veut dire,
quand il n’y a plus nulle part où aller ?»
Dostoïevski, Crime et châtiment
Le jeune junkie en équilibre instable au bord d’un siège de la remorque de la ligne 7, un soir d’hiver.
Les gens debout aux visages indifférents, dont chacun rumine une autre histoire.
Ceux qui se demandent s’il vont faire un geste.
Ceux qu’il empêche de passer.
La femme bien mise que les cheveux crasseux du junkie font penser à son fils –
Si j’osais encore,
se dit-elle,
si j’osais encore
le prendre
dans mes bras
Le jeune homme au beau visage dont le frère est mort d’overdose.
Ceux qui pousseraient le junkie avant de le piétiner.
Ceux qui pensent qu’on n’a que ce qu’on mérite.
Et le bruit sourd, tout à coup, de sa chute.
Ce tas bleu sale au milieu du couloir et les angles vifs de ses membres comme désarticulés.
Ceux qui l’enjambent pour gagner la sortie.
Sa mère, quelque part, s’il a une mère (pense le jeune homme au beau visage, qui a vu son frère en manque à deux reprises: qui sait ce que c’est).
Et ce qui se passe maintenant: le colosse d’âge indéfinissable, au visage mafflu d’enfant demeuré et au corps ballant d’obésité, monté dans la remorque à l’arrêt précédent, qui bute soudain sur le junkie.
Le premier coup de pied qu’il donne dans les côtes de celui-ci.
Ceux qui se détournent pour ne pas voir ça.
Le regard, au contraire, du jeune homme au beau visage.
Le second coup de pied de l’obèse à la bouche duquel mousse une sorte d’écume.
La détermination animale avec laquelle l’obèse frappe une troisième fois le junkie, contraint de se replier de côté en râlant, puis qui relève la tête et découvre, avec un lointain effroi, la face baveuse de son persécuteur.
La barre de chocolat entamée qui tombe de la poche du blouson maculé de boue du junkie, attirant aussitôt l’attention avide de l’obèse.
Le lent mouvement du junkie de se relever.
Ceux qui l’aident à ce moment-là - le jeune homme au beau visage et deux autres types genre quarantaine démocrate chrétienne.
La force soudaine du jeune homme au beau visage qui se charge seul du junkie pantelant.
Les mots confus que le junkie parvient à articuler à l’adresse du jeune homme au beau visage, qui dit alors,
okay, ça va,
je vais t’aider...
Ceux que la scène émeut à présent.
Ceux qui font le geste de soutenir les deux jeunes gens accrochés l’un à l’autre, qui se dirigent vers la sortie.
Ceux qui en veulent maintenant à l’obèse, sans broncher pour autant.
Ceux qui, dedans, estiment que l’incident est clos.
Ceux, dehors, qui n’ont personne qui les attend.
Ceux qu’attendent le reproche, les cris et les coups.
Là-bas dans la neige, le junkie suppliant le jeune homme au beau visage de l’accompagner au Drop In.
Le jeune homme au beau visage consultant sa montre, et qui hésite, car il est ce soir de garde à l’Institution.
Pendant ce temps, dans la remorque du 7, le mouvement de l’obèse, semblant proche de tomber à son tour, et qui attrape soudain la barre de chocolat restée au sol après le départ des deux jeunes gens.
Le geste animal avec lequel il porte aussitôt le chocolat souillé à sa bouche sous le regard de ceux qui s’impatientent de passer à table.
La dame au visage poudré, coincée derrière un grand type en imper de cuir noir et qui a tout vu, mais qui ne trouve alors qu’un mot à murmurer,
Seigneur...
La dame au visage poudré qui fait du porte à porte avec sa patente de vendeuse de cartes de Noël aux jolis motifs faits main
Ceux qui reconnaissent aussitôt son coup de sonnette et se claquemurent.
Ceux qui reprochent au Portugais de la laisser entrer.
Ceux qui pensent qu’elle est de mèche avec une bande.
Ceux qu’indigne sa présence dans un immeuble bien habité.
Ceux qui l’observent par le judas.
Ceux qui lui ouvrent.
Ceux (quelques-uns) qui lui ouvrent les bras.
Sa méfiance cependant. Sa dignité. Son quant à soi.
Sa dégaine de vendeuse de grand magasin, rayon mercerie (ce qu’elle était avant de perdre son emploi).
Son odeur de poudre. Son odeur de propre. Son odeur de laque à cheveux bon marché. Son odeur de femme esseulée.
Sa façon de s’asseoir tout au bord du siège qu’on lui avance et le regard rapide qui lui permet de jauger le client.
Sa capacité d’adaptation à (presque) tous les cas.
Ceux qui apprécient une visite.
Ceux qui admirent ce qu’elle appelle son don, ou son cran (l’aide surtout du Seigneur, précise-t-elle)
Ceux que le nom du Seigneur met en confiance.
Ceux qu’il effraie à l’évidence (on ricane, on s’agite, on est hors de soi).
Ceux qui lui font plus ou moins des avances.
Ceux qui ont l’air d’avoir tout.
Celui qui n’avait plus rien de rien: Le désespéré du septième, comme elle sans emploi, qui l’a fait entrer un soir dans sa carrée vide, et qu’elle a aidé à se bouger.
La similitude de leur vie malgré l’écart des âges: la même enfance massacrée, l’alcool du père, l’épuisement de la mère - le lot ordinaire des mal lotis.
Mais les idées positives qu’elle lui a données, et le conseil de chercher le Seigneur, le conseil de ne plus fumer.
Leur premier goûter sur la table de verre ramassée sous le nez des Kosovars, le jour de ramassage des déchets encombrants.
Ceux qui ont murmuré dès qu’ils ont vu la femme au visage poudré multiplier ses visites au désoeuvré du septième.
Ceux qui sont allés raconter que tout cet ameublement, ce poste de télévision, cette installation stéréo, ces décorations que le désoeuvré du septième récupérait devant les immeubles des quartiers résidentiels, étaient sûrement volés.
Ceux qui ont mis en garde la femme au visage poudré, et qu’elle a traités de pharisiens en invoquant le nom de Jésus.
Ceux qui en ont conclu qu’elle avait une affaire avec le désoeuvré du septième.
L’apostolat dont elle se sent investie depuis quelque temps.
Le bagou qui lui vient quand elle voit ce qu’elle voit.
Les images dont elle émaille son discours: Madame, Monsieur, la colère gronde derrière les portes de la grande pauvreté!
Ce qu’elle doit dire.
Ce qu’elle doit absolument dire.
Mais son silence de l’autre soir.
Son silence, alors qu’il eût fallu crier, son silence dans la remorque du 7, quand le débile à commencé de frapper le jeune drogué, et le seul mot, le seul nom qu’elle n’a fait que murmurer...
L’enfant qui a tout saccagé la nuit dernière dans sa chambre de l’Institution.
Ceux qui disent qu’il est habité par Satan.
Ceux qui pensent à certaine solution.
Ceux qui voient en lui le symbole de la déréliction de l’époque.
Ceux qui l’aiment et ceux qui l’aident.
Ceux qu’il aime et ne peut aider.
Les lacérations, jusqu’au sang, marquant les bras du jeune homme au beau visage qui était de garde toute la nuit.
L’exténuement du jeune homme au beau visage, comme s’il s’était battu avec l’Ange.
L’enfant contemplant à présent la neige tombée sur les champs qui entourent l’Institution, les forêts proches et lointaines, les monts proches et lointains, le monde proche et lointain vibrant encore horriblement, malgré la neige, sous les pas obsédants du Monstre.
L’enfant vidé lui aussi, dédoublé, qui sait qu’il pourrait se donner le monde et qui oublie un instant que jamais cela ne lui sera permis.
L’enfant à qui rien n’est permis que fuir le Monstre ou se faire passer pour lui.
L’enfant qui aimerait aimer le jeune homme au beau visage, et qui le traite de pute à con.
La fatigue absolue du jeune homme au beau visage, et son refus non moins absolu d’abandonner l’enfant.
Ceux qui planchent sur le cas depuis cinq ans.
Ceux qui trouvent que c’est beaucoup d’argent claqué.
La douceur extrême avec laquelle chacun s’exprime en colloque au moment d’aborder le dossier de l’enfant.
La douceur extrême avec laquelle l’enfant essaie d’aimer ceux qui l’aiment, et le déchaînement soudain du Monstre fracassant le mur, jaillissant de l’écran, déchirant sa page d’écriture ou le menaçant de lui exploser la tête s’il s’avise de lui échapper.
L’enfant, alors, qui ne se permet plus rien.
L’enfant qui se défend de sourire. L’enfant persuadé que ce qu’il mange est excrément. L’enfant persuadé que le mal est en lui.
Ceux qui, d’ailleurs, l’appellent la Créature du Mal.
Ceux qui ont tenté de l’enlever à l’Institution afin de l’exorciser.
Ceux qui diagnostiquent sa mort virtuelle.
Ceux pour qui la vie perdrait toute saveur s’ils l’abandonnaient à sa démence.
L’enfant qui murmure à présent à la fenêtre qu’il va refaire le monde en buée.
Le jeune homme au beau visage souriant en silence.
L’enfant esquissant des champs, des forêts, des plaines, des rivières, des nuées, mais tout se dissipant soudain en buée dans les larmes de l’enfant: le Monstre venant de réapparaître au fond du ciel qu’il s’est donné.
Le jeune homme au beau visage déjà prêt à affronter la crise annoncée.
L’enfant qui se redresse alors pour laisser le Monstre se déchaîner en lui.
Ceux qui se battent en lui comme des chiens enragés.
Ceux que la haine des maisons et des nations rassemble en lui.
L’enfant de la discorde et de la violence.
Ceux qui ne pensent plus. Ceux qui ne sentent plus. Ceux qui ne souffrent plus. Ceux que tout indiffère. Ceux que tout a dévastés. Ceux qui , jamais, n’ont rien osé. Ceux qui, jamais, n’ont rien payé. Ceux qui, jamais, n’ont rien aimé ni personne. Ceux qui n’ont rien donné. Ceux qui n’ont rien reçu. Ceux qui en ont trop vu. Ceux qui en ont trop bavé.
Ceux qui n’ont plus nulle part où aller.
Image: Amsterdam, 1971. Claude Paccaud.