Assise sur son bureau (les maîtresses ne sont pas sensées s'asseoir SUR leur bureau, mais A leur bureau, quelque chose qu'il lui faudra encore cacher à
l'Inspecteur...), elle attend le silence. Evidemment, Gontran, Aristide et Camille se donnent des coups de coude, évidemment, Laurent rit sous cape et chuchote le nom de Dimitri pour attirer son
attention, évidemment seule Eliette est sage, comme d'habitude. Elle soupire. Fronce les sourcils. Se donne l'air de la méchante maîtresse qui va supprimer l'histoire de fin de journée parce que
les enfants n'ont pas été assez gentils. Ils le savent, pourtant, que c'est l'heure de l'histoire. C'est comme ça tous les jours.
Elle attrape alors le bouquin posé sur son bureau. La fugue, d'Yvan Pommeaux. Après avoir étudié John Chatterton, détective avec eux, elle s'était dit que ce serait terminer la
journée d'une bien belle façon que de lire un autre livre d'Yvan Pommeaux. Les jambes croisées, elle tient le livre sur ses genoux et prend un air sévère, en regardant les élèves un à un. Le
tout, dans une classe, se dit-elle, ce n'est pas d'être sévère, c'est d'en avoir l'air. Instantanément (c'est toujours quelque chose qui l'amuse...), les regards se fixent sur elle.
Jambes en tailleur. Dos droit. Attitude d'attention et de concentration. Quand elle saura que tout le monde est prêt, elle pourra parler. Elle ne dit toujours rien. Elle a remarqué plusieurs fois
que se taire et attendre fait souvent bien plus d'effet que de se fâcher tout rouge. En tous cas, avec ces élèves là...
Elle entend des "Chuuuut, la maîtresse elle va lire l'histoire !", des : "Eeeeeeeh, j'la connais, j'la connais cette histoire !" et des "Moi aussi j'la connais ! Je l'ai à la maison ! C'est mon
père qui me l'a achetée !". Elle réprime un sourire. Que j'aime ce métier...
Elle fait décrire la couverture aux élèves, les amène à identifier le titre, l'auteur et l'éditeur, à exploiter l'illustration en vue d'imaginer le thème de l'histoire. Ce n'est pas parce que
c'est de la lecture-plaisir qu'on ne peut pas s'assurer de certains acquis, se dit-elle. Puis elle réalise qu'elle n'aime pas trop ce terme, lecture-plaisir. Qu'est-ce que cela signifie
? Cela laisserait penser, à y regarder de plus près, que la lecture plus scolaire, telle qu'elle est pratiquée, avec étude de texte, correspondant au déroulement type d'une séance en classe de
CE1, est dénuée de plaisir ? Cela signifierait-il que, parce que l'on "travaille", que la maîtresse pose des questions très précises et fait lire les enfants chacun leur ton, d'abord en
déchiffrant puis en mettant le ton, on ne peut pas éprouver de plaisir ? Bon. Il faudra que je pense à un autre terme que lecture-plaisir..., se dit-elle.
Elle débute la lecture. Et là, c'est magique. Les gosses sont littéralement suspendus à ses lèvres. Vingt-six paires d'yeux sont braquées sur elle. Certains élèves ont la bouche ouverte, d'autres
le buste penché en avant, comme pour plonger complètement dans l'histoire. Elle met le ton. Fait des grosses voix, des petites voix. Elle adore ça. Elle entend les rires des gosses, admire leurs
mimiques joyeuses, le creusement de leurs fossettes. Elle entend les commentaires, chuchotés tout bas : "Oh, dis donc, elle lit bien la maîtresse...". Elle voit dans les regards combien c'est
important, une maîtresse, dans la vie des enfants.
Elle continue de lire. Fait des pauses. Marque les silences. Elle aime les silences. Instants de suspense, où elle en profite pour les observer, un à un, avec une expression théâtrale. La
lecture, au fond, c'est du théâtre. Elle veut que les mômes RESSENTENT l'histoire, qu'ils la VIVENT. C'est tellement beau, la lecture... C'est un tel voyage... On peut rester là, assis
en tailleur dans la classe, dans une odeur de craie et de sueur (parce que les odeurs de classe, c'est beaucoup de sueur...), et soudain courir après Jules qui s'est échappé, fuyant une famille
qu'il exècre. On peut courir après lui, comme des fous, craindre qu'il ne se fasse renverser par une voiture ou rattraper par son méchant maître.
- Il va mourir, Jules ?
- Mais non, il meurt pas. Mon père m'a déjà raconté l'histoire et en fait, à la fin, il...
- Mais euuuuuh ! Théophile ! Raconte pas l'histoire ! Y en a qui la connaissent pas ! Je vais le dire à la maîtresse !
Soudain, la sonnerie retentit. Certains, toujours les mêmes, se lèvent tels des ressorts, attrapent leurs cartables avec une poigne impatiente et vont se ranger frénétiquement devant la porte.
Elle essuie le tableau. Rappelle à l'ordre les quelques énergumènes qui n'ont rien trouvé de mieux à faire que de faire rouler leurs billes aux quatres coins de la classe. Elle sait, en les
voyant s'exciter, rire, se pousser, que l'instant de grâce est passé.
"Dis, maîtresse..."
Elle se retourne, tandis qu'elle autorise les élèves à sortir. Gontran lui jette un regard suppliant : "Dis, maîtresse... Est ce qu'on pourra la continuer demain, l'histoire ?"
Elle sourit, lui dit que oui, bien sûr, c'est prévu. Il a l'air rassuré. Il attrape son ballon de football, lance un "Au revoir maîtresse ! A demain !" à la cantonnade, et sort de la classe en
hurlant : "Eeeeh, les gars ! Attendez-moi !".
Elle s'asseoit à son bureau. Elle a des corrections à terminer, et la classe à ranger un peu, comme tous les jours. Le sol est une véritable porcherie. Elle ne sait réellement pas comment ils se
débrouillent. C'est d'un calme... Et comme tous les soirs, ce calme l'assaille elle aussi. Elle est épuisée. Véritablement épuisée. Le livre est resté ouvert sur son bureau. Elle le
feuillette, pour le plaisir, bien qu'elle le connaisse déjà par coeur. Elle a hâte d'être à demain, pour continuer l'histoire. Et toucher de nouveau un instant de grâce...