Jouets de destruction massive

Publié le 06 décembre 2008 par Jlk



Lettres par-dessus les murs (63)

Ramallah, le 5 décembre 2008.


Cher JLs,
Les journées raccourcissent et même ici on trouve un goût de Noël, en adaptant les vacances de l'Eid et sa petite fièvre d'achat à nos propres habitudes. Pendant que les colons s'excitent, à Hébron et ailleurs, ici on déambule sur les trottoirs, la plupart des magasins sont ouverts en cette fin de vendredi, les bambins font de grands yeux devant les vitrines des magasins de jouets. On y trouve cet ordinateur portable dernier cri, qui apprendra aux petits Palestiniens à reconnaître les différents éléments constitutifs de l'Esplanade des Mosquées, qu'ils ne verront peut-être jamais de leurs yeux. Ou bien ces faux téléphones portables pour petites barbies voilées… A côté de ça s'alignent les Bratz qui aguichent les petites filles du monde entier, déshabillées du regard par les Tortues Ninja du rayon opposé, réservé aux fantasmes des mectons : dragons et robots en tout genre, et surtout beau choix d'AK47 taille réelle.
Les rues sentent le falafel, impossible de résister pour ma part, et c'est un réflexe tellement bien acquis que j'en arrive à me demander s'il n'est pas atavique. On admire les montagnes de sucreries du magasin Eiffel, surmonté de sa tour en fer-blanc, on lorgne les vitrines des boutiques de fringues, étonnamment sensuelles, mais je te parlerai de ça une autre fois, notre amie Lucia prépare une expo sur le sujet. Inévitable pause de ma douce devant les magasins de godasses, on n'achète jamais rien, moins parce que les goûts des ramallawis sont différents des nôtres que parce qu'on n'a besoin de rien, juste de se faire plaisir de temps en temps et un bon falafel y suffit. Non, tout de même, je demande à ce vieux bonhomme qui vend sa quincaillerie à même la rue s'il n'a pas, dans son stock, ce fameux briquet lumineux qui projette le portrait d'Arafat sur les murs (une autre version représente Nasrallah, plus difficile à exporter via Ben Gurion). Le vieux répond à mon mauvais arabe par un anglais oxfordien, impeccable et tout en nuances, il doute fort que le charmant objet soit encore fabriqué, mais on ne perdra rien à aller voir chez Rami, là-bas, juste après l'Arab Bank. Pendant notre conversation un bambin s'est penché sur son étal, il attrape finalement un petit porte-clé en bois, découpé au formes de la Palestine historique. Je me demande combien de gamins, chez nous, convoiteraient ainsi un porte-clés représentant l'Hexagone ou l'Helvétie... C'est trois shekels, dit le vieux, le gamin contemple encore l'objet avant de le reposer sur l'étal, de s'en aller d'un pas sautillant, les mains dans les poches. On prend la direction opposée, les bras raidis par nos légumes en vrac, ce soir c'est potage.
Je t'embrasse, Pascal.


A La Désirade, ce samedi 6 décembre, soir.

Il a neigé tout le jour. Notre intention première, avec ma bonne amie, était de faire un tour au marché de Noël de Montreux, qui est la négation de tout ce que j’aime à Noël, à savoir boutiques d’artisans sur boutiques d’artisans fourguant la même camelote genre faux authentique que sur tous les marchés de Noël du moment, mais la neige a vaincu cette tentation morbide et nous sommes restés planqués à lire et à écrire au coin du feu.
L’évocation des jouets offerts aux petits Ramallawis m’a fait sourire, me rappelant une nouvelle délicieuse de Saki. Il y est question de parents politiquement corrects avant la lettre (la nouvelle doit dater du vivant de Saki, alias H.H. Munro (1870-1916), qui décident d’offrir, à leurs garçons, des jouets à haute teneur éducative, pour faire pièce à la détestable tradition de la carabine ou du tomahawk, voire du char d’assaut à tourelle articulée. C’est ainsi qu’ils dénichent, pour l’aîné, une ferme modèle et ses habitants humains ou animaux, dont toutes les activités et caractéristiques sont explicitées dans une brochure documentaire joliment illustrée. Quant au cadet, il a droit à un hôpital complet, avec ses médecins et ses escouades d’infirmières, son bloc opératoire et ses ambulances. En mauvais esprit tout à fait dans la ligne antimoderne de Chesterton, Saki détaille les épisodes successifs de la remise des cadeaux, marquée par la conviction souriante des parents convaincus de faire avancer l’Humanité, et le léger désappointement des deux boys, qui se retirent bientôt dans leur chambre pour jouer comme on le leur suggère avec l’impatience pédagogique que tu imagines. Or qu’en advient-il ? Tu l’as sans doute deviné, mauvais esprit que tu es toi-même, mais il faut le lire sous la plume de Saki, qui évoque avec brio la transformation de l’hôpital en fort assiégé par une armée de desperados, lesquels captureront les infirmières et les ligoteront sur les vaches modèles métamorphosées en broncos piaffants.
Et comment, me demanderas-tu, avez-vous résolu vous-mêmes la question des jouets de destruction massive ? Simplement, cher ami, en nous contentant d’engendrer deux petites filles d’un pacifisme visiblement inné. A vrai dire, les seules armes qui ont été introduites dans leurs chambres le furent par leurs Barbie-Mecs respectifs, dont elles  n’ont pas tardé à se désintéresser pour un tout autre motif…
Avec mon amitié, et à Serena…

PS. La phrase-cadeau de ta lettre m'a fait me délecter: "Ce soir c'est potage"...