Juan Carlos Onetti en ses envoûtantes rêveries
L'oeuvre de Juan Carlos Onetti relève de l'univers labyrinthique, à la fois intime et tentaculaire, auquel se rattachent tous ses livres d'une manière ou de l'autre, et dans lequel le lecteur aime à se retrouver et à se perdre comme dans un monde parallèle. Ceux qui se rappellent la ville mythique de Santa Maria, qu'on peut situer entre le Rio de la Plata et les plaines infinies, déjà présente dans La Vie brève, l'un de ses chefs-d'oeuvre (1950), Le Chantier (1961) et Ramasse-Vioques (1964), retrouveront cette ville fictive aussi décatie qu'inspirante, où voisinent les personnages de marginaux plus ou moins canailles et de femmes chers à l'auteur, au premier rang desquels réapparaît Medina, cumulant les «fonctions» de flic et d'artiste peintre, de guérisseur et de sempiternel traîne-patins.
Même s'il a fallu une quinzaine d'années pour que nous parvienne Laissons parler le vent, ce roman achevé en exil en 1978, à Madrid, et publié un an avant la consécration du Grand Prix Cervantès de littérature, en 1980, n'a rien perdu de sa fraîcheur et de son charme ténébreux, comme il en va d'ailleurs de tous les livres de ce poète jamais soumis à l'actualité, qui rêva certes de partir en Union soviétique en 1929 et en Espagne en 1936, pour rester finalement dans son modeste coin à exprimer au plus juste, à sa façon, ce qu'il disait «l'aventure de l'homme». Lui qui proclamait volontiers que les trois choses les plus importantes de l'existence sont l'ivresse, les femmes et l' écriture, resta pour ainsi dire couché les quinze dernières années de sa vie, poursuivant un songe artiste hostile à toute ambition sociale et à toute foi («un homme qui croit est plus dangereux qu'une bête qui a faim», remarque son personnage), et se ramifiant cependant en histoires admirablement filées et pleines de véhémence mélancolique.
Dans la foulée, rappelons alors que Juan Carlos Onetti, né en 1909 à Montevideo, entra en littérature en 1939 avec Le Puits, dont on a dit qu' était sortie toute la nouvelle littérature latino-américaine, et composa tout un ensemble de petits romans et de nouvelles architecturés comme un tout, avec maintes résonances, échos et passages. Si l'art d'Onetti rompait, initialement, avec le réalisme magique de la génération précédente, ou avec une conception de l'engagement politique au premier degré, son oeuvre n'en est pas moins nimbée de mystère et singulièrement subversive, ainsi que l'illustre Le Chantier (1961), roman kafkaïen qui évoque une entreprise soumise à une paranoïa dont on a dit qu'elle préfigurait les régimes dictatoriaux à venir.
De ceux-ci, l' écrivain subit d'ailleurs les rigueurs, coffré en 1974 pour immoralisme et pornographie. Or il semble logique, et même juste et bon, qu'un tel poète, irrécupérable assurément du point de vue des conventions, eût à subir la vindicte des «casqués».
Le monde d'Onetti n'est d'ailleurs guère mieux assimilable selon les normes du libéralisme avancé: c'est aussi bien l'univers d'un Oblomov adonné au whisky et à la littérature, rêvant de dire l'indicible comme Medina aspire à peindre le pur mouvement d'une vague. A l' ère de la publicité et de l'esbroufe, Onetti trouve son bonheur dans la contemplation d'une sorte de kaléidoscope d'images merveilleuses, veillé par quelques femmes bonnes à peindre ou à aimer sans illusions. On pense parfois à Chandler en lisant ses romans trop paresseux et subtils, trop lyriques aussi pour faire des polars à succès. Or sa «réussite» échappe à tous les stéréotypes, et c'est lentement qu'il faut savourer ses fulgurances de rêveur éveillé, bercé par ce que le vent dit en passant...
Juan Carlos Onetti, Laissons parler le vent. Traduit de l'espagnol par Claude Couffon. Gallimard, 323 p.
En poche: Les Bas-Fonds du Rêve, en Folio, offre une douzaine de nouvelles magnifiques. Le Puits et Les Adieux ont été réunis chez Christian Bourgois, où figurent divers autres titres, dont Quand plus rien n'a d'importance, dernier livre d'Onetti. Autres Pistes: chez Gallimard, Stock et le Serpent à Plumes.