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Veillée des silencieux

Publié le 13 décembre 2008 par Jlk

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  VI
Ce n’est qu’en suivant le flux du temps qu’on le remonte: à l’instant ce que je vois se dessine sur le jour de la nuit de neige, la page nouvelle est un immémorial déroulé d’ordinateur dans les arborescences duquel je tâtonne comme à travers un dédale de maisons et de chambres et de placards et de cartons et de trésors planqués au fond de tiroirs secrets de commodes à pattes de Baba-Yaga.
À la première heure du premier matin j’ai vu surgir la maison de nos enfances de dessous l’eau et la voici, au retour des aubes sans oiseaux, qui flotte dans la nuit de neige où mille voix oubliées affleurent le silence.
Un jour de neige nouvelle se lève sur l’île du monde et voici converger, du fond de nos mémoires, les cortèges de silencieux que nous accueillerons pour les entendre dans le temps donné de ce théâtre de novembre où la lumière est tissée du silence très doux des cimetières. De la neige nous arrive ce lent murmure. Notre enfance bien vieille ce matin, selon les horloges, retrouve sur scène la grâce d’une espèce de recommencement que marquerait l’âme quintessenciée de nos jeunes années, et se pointent nos chers aïeux de tous les siècles et de tous les arbres à sagesse – voici le temps de reprendre le récit des silencieux.
Ils seraient tous là dans les maisons communicantes des diverses villes où ils sont venus, des villages, s’établir plus sûrement au début de ce siècle-là, attirés par les lumières et l’idée nouvelle d’une Amérique prochaine ; ils se retrouveraient là comme naguère et jadis, timides ou conquérants, posant fièrement ou paraissant s’excuser d’être sur la photo.
La maison de Grossvater est ce qu’il a pu récupérer de la débâcle de l’Emprunt russe à son retour d’Egypte préludant à la Grande Guerre : elle a trois étages et des locataires payant rubis sur l’ongle, selon son expression, un assez modeste loyer et qui le restera. Sa montée d’escalier sentira toujours la peinture de couleur vert sombre, couleur de gravité forestière et que je reconnais avec un mélange de reconnaissance et d’anxiété, comme chaque année de nos premières vacances où nos tantes Rosa et Flora vont nous régaler en dépit de l’austérité sentencieuse de la maison et du climat de ces lieux alémaniques. Nous gravirons toujours les 66 marches conduisant à l’appartement de Grossvater comme à travers une raide forêt, et là-haut une verrière 1900 à vitraux singularise, sans luxe mais avec élégance, juste ce qu’il faut, l’appartement des mère et père de notre mère et de leurs deux filles institutrices dans la trentaine - toutes deux vouées aux enfants tenus pour difficiles dont les pères, souvent, boivent le soir.
Sur les hauts de Berg am See, la maison de Grossvater affirme un sûr droit de cité, sans ostentation bourgeoise pour autant. L’entresol est occupé par le facteur d’orgues Goldau. De son atelier montent des parfums de bois travaillé et de colle qui se mêlent à l’odeur sylvestre de la cage d’escalier. Un petit garage attenant permet de ranger les bicyclettes de nos balades vespérales. Un jardin entoure la maison, séparé du jardin voisin par une clôture de bois, comme toutes les clôtures de l’époque. L’immeuble voisin est à quelques mètres, ni trop ni trop peu, et le suivant, et le prochain, à distance régulière et semblant alignés au cordeau tout le long de la rue parcourue par un trolleybus bleu, jusqu’au couvent des Franciscains. Au premier et au deuxième étages habitent des voisins assimilables aux gens ordinaires : les Gantenbein (lui est maître de musique, elle mère au foyer, deux enfants aux études) au premier, et les Stiller (elle a été bibliothécaire, lui est retraité de l’administration) au deuxième, dans une proximité discrète ponctuée de quelques invitations à prendre le thé, sans plus. C’est la maison bien habitée par excellence, selon l’expression de notre mère-grand paternelle, laquelle semble pourtant manifester quelque réserve en affirmant comme ça, comme son fils aîné notre père, qu’on y sent le Nord. Et de fait, il y a quelque chose de sévère dans la maison de Grossvater qui nous effraie toujours un peu, les enfants, surtout la nuit quand on voit des ombres bouger au plafond de la mansarde.
Moins austère est bel et bien la maison de notre grand-père, dit Mister President, cette villa La Pensée dont lui et notre mère-grand ne sont à vrai dire que locataires et qui sent pour sa part, en bordure du jardin aux volières de notre ville, le Sud que figurent ses ornements de pierre de taille et ses moulures de stuc, son toit de fer-blanc bleuté aux gouttières à gargouilles, la couleur rose de ses façades, la véranda aux vitraux style Grasset, de petits palmiers comme à Nice, des vasques à tritons dans son jardin, de romantiques soupentes propices aux étudiants russes et aux jeux des enfants qui se sont multipliés à foison dans le soulagement sexuel de la fin de la guerre.
Dans les deux maisons se retrouvent des murs entiers de portraits, mais sans rien de la solennité des familles nobles ou nanties : ce sont les effigies de nos familles à tous les âges, et ce sont elles qui me reviennent à l’instant dans mon rêve éveillé, comme affleurant la nuit enneigée.
D’abord on ne verrait aussi bien, sur le fond noir de ce matinal écran de nuit de neige, que des visages s’allumer de loin en loin comme des lampes, où l’on reconnaîtrait aussitôt le pur ovale à chignon serré de Grossmutter, la très digne mère de notre mère aux gestes doux et réservés - une vieille à la vénérable simplicité qu’eût aimé peindre un Memling dans les tons gris argentés d’une chair comme spiritualisée; et dans la même tonalité paraîtrait la face plus rurale d’un Grossvater à moustache bien peignée, lui aussi tout de dignité et de retenue. Puis Mister President surgirait à son tour en grand-père à lunettes de fonctionnaire retraité féru de lecture et plus débonnaire, aussi bonne pâte que notre mère-grand massive aux cheveux chenus de soie floche, force et bonté dans son visage de paysanne endimanchée - tous deux qu’aurait peints plutôt un Bonnard dans leur véranda ocellée de reflets orangés de jardin vers le soir, et l’initiale double paire de nos aïeux (quatre portraits dont le souvenir groupé a ressurgi, peut-être, de quelque album sauvé de tous nos déménagements) nous regarderait sans trembler, comme suspendue hors du temps et semblant se demander ce que diable je vais leur faire dire.

Image: Philip Seelen

(Extrait de L'Enfant prodigue, récit en chantier)


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