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La mère et l'enfant
Publié le 24 décembre 2008 par JlkAvec Hafid Aggoune au bord du ciel. Lecture de rando (3)
L’air avait une limpidité de cristal pur, cette fin de journée sur les hauts de Saint-Maurice en Agaune, et c’est avec émotion que je me suis rappelé l’évocation cruelle et douce à la fois, de l’épisode le plus marquant de son ( ?) enfance, que détaille Hafid Aggoune dans son dernier livre, Rêve 78, bref et dense récit des retrouvailles d’un gosse de 5 ans, longtemps séparé de sa mère, et de celle-ci, maltraitée par la vie et par ses hommes (son père et son conjoint), et qui revit positivement après qu'il lui a été permis de rejoindre son petit garçon.
« Ma mère a quitté sa famille l’année de ses quinze ans. Elle était battue par son père, détestée de sa belle-mère. Au fil des années elle était devenue la bonne à tout faire de neuf demi-frères et demi-soeurs..."
Ce que j’aime bien, dans le processus de la lecture de rando, c’est qu’elle remet en somme un livre à distance et dans sa juste proportion avec l’univers environnant. Les hauts de Morcles, en dessus de Saint-Maurice, à peu près à 1600 mètres d’altitude, au debouché d’une longue route forestière sinueuse et très étroite bordée de fortifications militaires datant de la dernière guerre (toute la montagne est truffée de forts et de casernes souterraines) s’ouvrent soudain sur un paysage d’une grande majesté, dominé d’un côté par la Dent de Morcles et de l’autre par la Cime de l’Est avec, en arrière-fond, l’Aiguille verte et les Drus. Ce décor contraste pour le moins avec le climat du récit d’Aggoune, mais après avoir chaussé mes raquettes et gravi une longue pente, jusque sur un promontoire, j’ai lu les phrases suivantes dans une disposition particulière qui en accentuait le relief.
« Si mon enfance n’a pas été précisément heureuse, elle m’aura donné cette capacité essentielle de savoir me confronter au vide. Savoir rester seul à ce pont me fait penser à cet océan immense, pacifique en apparence, mais couvrant la moitié de la surface de la terre, profond et sombre comme les entrailles de Saint-Etienne »...
Et cela aussi qui retentissait dans l’immense solitude de la montagne : « Certaines choses d’une vie s’écrivent avec les mots du silence. On ne les entend pas. Le monde les étouffe. On cherche éperdument. On écoute autre chose. Mais ces choses-là restent, attendent. Elles pourraient attendre une éternité et une nuit de plus ».
Le petit garçon, fils d’ouvrier trop pauvre pour lui offrir des livres, est devenu écrivain comme l’auteur, et l’écriture compte dans sa résilience autant que ce qu’il a vécu avec sa mère dès ces retrouvailles, qu’il évoque aujourd’hui à trente ans de distance, à la veille de devenir père lui-même. Hervé Babel, protagoniste du récit est-il le double de Hafid Aggoune ? Peu importe à vrai dire...
Ce qui est sûr en revanche, c'est que Hafid Aggoune est un écrivain pour qui les mots ont une charge vitale, ceux des autres (« Chaque mot lu de certains écrivains a été cette main qui m’a éloigné du bord des gouffres ») autant que les siens. On s’en était avisé en lisant ses premiers livres, tel notamment Quelle nuit sommes-nous ?, paru en 2005. C'est aussi évident en l'occurrence.
« L’écriture m’apprend à croire en nous », note encore Babel-Aggoune après avoir constaté que la littérature est comme une femme, comme une amante ou comme une mère, et ceci qui est sans doute frappé au sceau de l’expérience personnelle. « Seuls, les livres consolent de l’inconsolable ».
Il aura fallu trente ans à Hervé Babel, protagoniste du récit, pour comprendre son père, lequel n’a jamais cru en lui, et lui pardonner. Cela me rappelle mon père en montagne, et ce jour de mes quatorze ans où, à un passage délicat d’une ascension, il me dit soudain : « Allez, maintenant, passe devant… »
Heureux celui qui a été adoubé par son père. Mais heureux aussi celui qui retrouve son père manquant.
Vers dix-sept heures, un 24 décembre en montagne, l’air fraîchit soudain et le jour décline. J’ai lu encore ces mots que j’avais souligné avant la descente, et j’ai fait un signe amical à l’écrivain, là-bas, je ne sais où - ciao compère, heureux Noël: « Quand je manque de courage, je pense toujours à ma mère marchant droit devant elle, vivante, née là sous la lueur d’un jour froid de ciel bleu miroir, l’une de ces journées d’hiver où cette couleur suffit à effacer du corps tous les martyres »…
Hafid Aggoune, Rêve 78. Joëlle Losfeld, 63p.
Images JLK : 1) Cime de l’Est, 2) Dent de Morcles, 3) Canon à l’hibernation… 4) L'Aiguille verte et les Drus.