Je n'ai pas pu écrire ce qui suit et qui est personnel, dans le même billet que la critique du roman l' de Stefan Merrill Block, pour Masse Critique de Babelio. Pourtant c'est à la lecture de ce roman que me sont revenues des pensées, souvenirs et réflexions que j'ai choisi de noter ici à part pour ne pas les ... oublier.
La maladie d'Alzheimer est une chute lente, très lente comme dans un cauchemar, dans les profondeurs de l'oubli de soi et des autres.
Comme les mots d'enfants, les paroles des malades nous amusent un temps, nous émeuvent, nous faisant croire parfois à un bref retour de lucidité, d'humour. Je me souviens de la réaction récurrente de maman quand on la prévenait de l'arrivée de la dame qui lui prodiguait des soins à domicile quotidiennement depuis des mois. Maman faisait l'étonnée, mettait en doute l'arrivée annoncée de Madame Martin. Un temps j'ai cru que c'était une gentille taquinerie de sa part, comme avant. Par la suite, elle en vint à nier que la dame soit venue la voir la veille et les autres jours, disant que Madame Martin, elle ne la voyait jamais. Ca métonnerait bien qu'elle vienne, elle n'est jamais venue ici, discutait-elle âprement quand on essayait de la raisonner. Chaque jour la même scène, répétée, pendant des années.
Je n'ai trouvé l'explication que récemment, et bien après la mort de maman. Lorsque nous vivions à Orsay dans les années soixante-dix, nous avions une voisine et amie, Madame Martin. Il m'apparait évident aujourd'hui que c'est de cette Madame Martin là dont maman voulait nous parler, celle d'Orsay. Elle ne l'avait pas encore oubliée. Par contre la dame Martin de tous les jours, la maladie l'avait déjà effacée. Moi c'était le contraire, j'avais oublié notre gentille voisine d'immeuble. Ce qui est étrange et bouleversant c'est que nous avions appris qu'une dizaine d'années après le déménagement de mes parents, Madame Martin était décédée des suites d'un Alzheimer précoce, elle devait avoir une soixantaine d'années. A cette époque, maman qui l'avait donc su, avait évidemment toute sa tête.
Chez maman, les manifestations irréfutables de la maladie sont apparues en 2003, l'été de la canicule meurtrière. Elle était alors âgée de quatre-vingt deux ans. Je me souviens ses appels déchirants le soir quand elle ne voulait pas s'endormir seule. Elle était douce, apeurée, perdue, nous ne savions pas comment l'aider. Ses angoisses d'alors seraient les nôtres un jour peut-être, nous aussi nous avions peur. Mon père s'est occupée d'elle, dans leur maison, jusqu'à l'extrême limite de ses possibilités, à lui, à elle. Début mai 2007, mon père a enfin accepté que maman soit accueillie dans une structure spécialisée pour les personnes en très grande dépendance. Quinze jours plus tard, maman s'est éteinte doucement.
Je crois qu'il faut accepter de placer les malades dans des conditions de vie que nous jugeons inacceptables parce que nous, nous ne sommes pas malades. Avec les meilleures intentions du monde, nous nous persuadons, qu'ils ont besoin de nous tout le temps, de plus en plus avec l'évolution de la maladie. Ce n'est pas vrai. Ils ont besoin de finir de vivre dans le calme et la douceur, dans le vide parfois, dans leur oubli.