Vendredi 16h41, Paris, rue de Caumartin, il pleut. J’avance péniblement vers la gare Saint Lazare, bousculé par une foule de badauds sortant anarchiquement des grands magasins du secteur. Leurs sacs d’achats cognent violemment mes chevilles. Sans s’excuser, des maladroits, tenant laborieusement leur parapluie, brutalisent mon sac à dos bleu, d’un bleu ciel rendant jaloux ce ciel gris qui pisse.
- Maman, tu m’avais promis de m’acheter un jeu pour ma game cube ! geint un marmot boutonneux, d’environ 8 ans.
La mère, les bras chargés d’achats, avance sans lui répondre. L’enfant souffle, désespéré: il n’aura pas son jeu.
16h 43. J’atteins enfin la rue St Lazare. Depuis que la municipalité a installé une allée pour les bus et les taxis, la traverser est devenu une véritable expédition. Les gens franchissent la voie, en oubliant que des vélos et des scooters peuvent les renverser. Ils s’agglutinent ensuite sur la moitié de la voie et attendent patiemment que les automobilistes leur laissent le passage ou bien forcent celui-ci en créant des embouteillages monstres. Cette situation désespère les conducteurs, retardés par ce flot constant de piétons. Alors, pour se défouler, ils actionnent leur klaxon.
Arrivé sur le trottoir, je me fraie difficilement un chemin, évitant sacs et valises à roulettes : la gare Saint Lazare est proche. Il ne faut pas oublier que le week-end commence ce soir. Encore des cartables que je dois éviter et des mioches pleurnichant, tirés par des mères indignes, trop pressées pour s’occuper de leur marmaille. Au passage, je lance un coup d’œil distrait dans la rue de Budapest où des putes défraîchies essaient de se faire oublier des femmes honnêtes qui les dévisagent. Abritée de la pluie, sous un porche crasseux, l’une d’entre elles me fait un clin d’œil : l’inconsciente !
- Tu viens, chéri ?
Je n’ai ni le temps ni l’envie de m’envoyer en l’air avec cette caricature d’être humain et je l’ignore. Un fumet de viande grillée, provenant d’une boutique turque qui expose la viande embrochée sur un axe chaud, me tente davantage. C’est ensuite la vitrine à sandwiches à prix bas du minable «Saint Lazare bar» qui étale, sous mes yeux, ses viandes et charcuteries froides et me coupe l’appétit.
- 2 € les 10 roses ! 2 € les 10 roses ! braillent les vendeurs à la sauvette.
Ils crient tellement fort que je les entends avant de les voir. Ils sont installés sur le parvis de la gare, de l’autre côté de la rue d’Amsterdam. Voilà des gens qui ont su s’adapter à l’Euro, la preuve : ils convertissent à leur profit le prix de leurs articles qu’ils prétendent brader. Avant, je m’en souviens encore, ils proposaient les mêmes fleurs à 10 Francs les 10 roses. Encore un élément que les statisticiens de l’INSEE ne prendront pas en compte dans leur calcul du taux de l’inflation. Pourtant les fleurs cela compte, espèces de barbares !
Emporté par un troupeau de passants indisciplinés, je traverse la rue d’Amsterdam, sans respecter le feu vert autorisant les voitures à foncer sur nous.
16h45.Je distance les fleuristes illégaux et passe à côté de la sculpture informe, constituée d’horloges aux temps arrêtés pour l’éternité. J’arrive enfin près de l’escalator, qui permet d’atteindre la salle des pas perdus de la gare. Affaissé par le poids de ses usagers, l’escalator nous amène de façon souffreteuse à destination.
- Garçon ! Un demi et un diabolo menthe ! lance un client attablé à la brasserie du hall, à l’attention d’un obèse garçon de café au tablier sale.
Je les ignore. Je progresse maintenant dans cette pagaille humaine, composée de vacanciers, de femmes, ayant dépensé l’argent de leur travailleur de mari dans des achats futiles pour ne pas dire inutiles, et de banlieusards. Ces derniers, à la fin de leur journée de travail, vont tenter de rejoindre le domicile familial. Les premiers quais sont réservés aux départs « grandes lignes ». Les passagers, en attente de leur train, constituent un mur humain quasiment infranchissable. Avec patience et formules de politesses choisies, je m’infiltre et arrive à percer l’obstacle.
- …Je t’avais dit de vendre à 25 €40, tu as trop tardé… déclare, en s’essoufflant, un jeune pseudo cadre qui avance difficilement à travers cette marée humaine.
Vêtu d’un costume sombre de bonne coupe, pour donner le change à d’éventuels clients, ce trader de pacotille semble parler tout seul. En réalité, une oreillette discrète est reliée à un minuscule émetteur : encore un personnage sensible aux aspects délirants des nouvelles technologies et qui veut ressembler aux derniers James Bond de notre siècle décadent. Un trio de CRS, effectuant l’une de leurs rondes prévues par le plan Vigipirate, le toise méchamment. Je souris. Un peu plus haut, je croise deux autres énergumènes, identiques au premier, utilisant les mêmes outils modernes. Je souris à nouveau. Le futile a pris le pouvoir sur ce monde.
Depuis quelques mois, j’ai pu constater que la gare subissait des travaux d’entretien. Des ouvriers, chargés du gros œuvre, avaient tenter de les cacher, en érigeant des palissades de bois et de métal. Prenant beaucoup de place, ces échafaudages réduisent l’espace réservé aux usagers, alors que par le passé, les voyageurs pouvaient lire, de façon plus confortable, les panneaux indicateurs.
- Quel bordel ! lâche, dans un souffle, un banlieusard désemparé.
Je me cogne à une vieille femme qui voulait me doubler.
- Vous ne pouvez pas faire attention ? m’agresse-t-elle.
Surpris par son attitude, alors qu’elle était la seule fautive, j’allais répliquer, mais mon regard croise la grande horloge qui trône au-dessus des trains : 16h48. J’oublie l’ancêtre.
Un groupe d’adolescents sourds-muets s’exprime par de larges gestes, cognant malencontreusement quelques usagers pressés. Au centre de la gare, une masse d’éventuels passagers s’est agglutinée près d’un tableau de panneaux indicateurs. Elle le consulte.
- Nous vous informons que le train de 16h53, en direction de Versailles, est retardé pour des raisons d’avarie sur la voie ! proclame une voix d’homme, sortie d’un haut-parleur déficient.
Et allez donc, voilà qu’en plus la SNCF fait des siennes. Je comprends maintenant cette impression de foule compacte, foule inhabituelle à cette heure-ci, même en ce vendredi soir. Un téléphone sonne, ce n’est pas le mien.
- Oui… Je suis encore à la gare… Il y a du retard à cause d’avaries ! déclare un homme à un interlocuteur invisible.
Non, il ne sait pas combien de temps cela prendra ni à quelle heure il sera chez lui. Je souris, alors que je vois avancer vers moi trois soldats, en tenue kaki. Eux aussi, réquisitionnés par le plan Vigipirate, font leur ronde, arme en main, le doigt sur la détente d’un automatique. L’un d’entre eux, plus petit que ses deux collègues, semble déséquilibré par le poids de l’arme qui repose sur sa frêle épaule. Cette fois-ci, c’est bien mon portable qui sonne.
- Il est 16h51 ! C’est l’heure, Ahmed !
- Bien chef !
A l’heure dite, je coupe la communication avec mon chef, compose une suite de chiffres et frôle la touche « Enter ».
- Allah Akbar !
La touche est enfoncée, trois déflagrations résonnent dans la gare. Deux proviennent de points opposés à mon emplacement, la dernière me désintègre en même temps que la foule qui était proche de moi. Mais que m’importe, puisque des vierges m’attendent au paradis d’Allah.