Attendre. Attendre tout le jour. Attendre toute la nuit. Quoi ? Rien. Même l’ennemi avait oublié ce pont, cette rivière étique, cette route sans but. Pauvres Godots hors du temps, ils n’avaient qu’eux même pour toute distraction. Du café, il ne restait plus que le souvenir. De temps en temps, quand la chasse avait été mauvaise, ils se faisaient du thé avec des feuilles séchées, radins sur le sucre, avares même de l’eau, qu’il fallait aller chercher en contrebas dans des seaux à moitié percés et qui sentaient l’essence. Un travail de de chien d’où l’on revenait trempé et de méchante humeur…
Il y avait là Luigi, un jeune aventurier qui avait vu dans la guerre le moyen de se faire un peu d’argent et beaucoup de femmes. Il avait dû rabattre ses prétentions et regardait, chaque matin, dans un tesson de miroir brisé, une barbe hirsute envahir sa gueule d’ancien beau gosse. Loin des costumes italiens et des bagnoles de luxe dont il rêvait toutes les nuits, Luigi se contentait de s’asseoir au volant de la carcasse déglinguée qu’il était sensé entretenir, un tas de féraille autrefois rouge et que l’absence de portières avant avait élevé au rang de “véhicule d’assaut”.
Luigi était flanqué de Diego-les-pieds-plats, un môme qui l’énervait car il en savait dix fois plus que lui en matière de mécanique. Le fait est que ce gosse avait été élevé près du garage où travaillait son père et qu’il avait grandi le nez dans les moteurs. Du coup, il arrivait à se sortir de toutes les pannes alors que, quoi qu’il en ait, Luigi peinait même à changer un pneu. Diego - il en était très fier - possédait pour tout bien personnel une magnifique paire de gants de ski. En pleine forêt équatoriale, c’était inhabituel et pour régler les vis platinées, quelque peu encombrant mais qu’importe : il les portait nuit et jour. Par goût et par précaution, car ils étaient convoités avidemment par Naïki, un dingue qui tenait son surnom d’une paire de basket volées il y a des lustres à un jeune imprudent de la ville. Depuis, elles avaient pas mal crapahuté et on avait du mal à reconnaître la célèbre virgule au milieu des coutures, des rapiéçages et autres racommodages. Diego-les-pieds-plats souffrait d’une profonde claudication héritée d’une polio mal soignée et, par conséquent, préférait ne pas avoir à courir justement après ce gars-là.
Tout ce beau monde était commandé d’une main de fer par le capitaine Samba, un type aigri et autoritaire qui avait raté sa carrière dans l’armée et ne devait qu’à la rébellion ce grade largement usurpé. Ses hommes l’avaient appelé Samba pour le flatter : c’était sa danse préférée. Sans doute rêvait-il de carnavals et de Rio…
L’arrivée d’un 4 X 4 flambant neuf estampillé “Press” en grosses lettres leur avait fait l’effet d’une soucoupe volante atterrissant brusquement dans leur champ.
L’action étant la mère de toutes les précautions, le capitaine Samba s’était rué sur sa kalachnikov et avait tiré une bonne rafale en l’air, histoire d’arrêter le cours du temps et prendre un instant pour réfléchir. Bonne idée de n’avoir pas tiré devant lui : voilà qu’on lui livrait une belle auto toute neuve ! Naïki s’était précipité et faisait sortir sans ménagement le jeune chauffeur apeuré et sa passagère. Ces deux-là une fois à genoux dans la poussière, on allait pouvoir discuter.