Merveille de fantaisie énigmatique, de profonde malice et de douleur sublimée que Trois hommes dans la nuit.
« L’aiguille des boussoles enfantines pique et blesse », écrit Gilbert Salem dans son dernier roman, d’abord touffu comme une pelote d’étoiles lançant mille feux, et qui se désentortille au fur et à mesure de la lecture tout en demandant, au lecteur, une attention de chaque instant et un effort de dinguerie participative. De fait, Trois hommes dans la nuit n’est pas un roman aussi immédiatement accessible que Trois Hommes dans un bateau, de l’irrésistible Jerome K. Jerome, ni aussi débonnaire que Trois Hommes dans une Talbot, du charmant Paul Budry. On ne sait pas très bien, au fil des premiers chapitres, où l’on va, mais on y va. On y rencontre d’abord une insupportable millionaire protestante cul-bénit, en la personne de Clarisse Lebief-Guingue (de la fabrique de papier Papirama délocalisée dans le monde entier), flanquée d’un majordome au nom bizarre de Donat Jovié, qui se dégonfle soudain comme une baudruche pour se trouver réduit à l’état de petit anneau de caoutchouc mauve. L’ambiance est donc illico à l’insolite frotté de sortilèges, mais c’est, plutôt que dans le merveilleux ou le fantastique prisé des têtes blondes, dans les eaux du réalisme magique que va se déployer la narration, aussi pauvre en « action » apparente que mille pages de Proust ou de Joyce. Un formidable brassage de mémoire doit pas mal, d’ailleurs, au génie filtré et recyclé de ces deux titans, dont Gilbert Salem est un (humble) disciple à deux titres majeurs : son rapport mélancolique au Temps et aux Noms proustiens, et , côté Joyce, sa sensualité poétique et mystique de sourcier d’une langue « totale », laquelle se déploie en moires de haute lice et en polyphonies tour à tour somptueuses ou détonantes voire délirantes - des éructations du capitaine Haddock aux vaticinations des prophètes, en passant par trois voix d’hommes et une voix de femme, le chant des anges et le boucan alterné d’un flipper des années 70 et d’un groupe de rock prog…
Les enfants perdus
Trois hommes : trois hyperdoués de naissance, et une femme, qui devient géniale à son tour par le triple exercice de la musique, du tissage à la lyonnaise et de l’invention d’un Christ peu clérical : tels sont les protagonistes du roman, dont les portraits, extraordinairement détaillés et cohérents, se constituent au fil du roman. Les trois lascars, quadras, se sont connus à l’internat catholique de l’Effeuille, ados géniaux et teigneux, au début des années 70. Il y a là le Provençal Jean-Baptiste Contine, géant empêtré dans son corps, aux cils d’enfant et à l’âme inquiète ; le minuscule Celte Simon Bouffarin vif comme un elfe et «catholosof» facétieux; et son ami Vladimir Sérafimovitch, alias Volodia, dandy cynique résolument athée et d’une beauté méphistophélique. Tous trois ont été conviés à une réception par Alma Lebief-Dach, belle-fille de Clarisse, en ce Noël 2002, dont la nuit du 26 au 27 accueillera leur triple immense errance - le récit oscillant entre leurs débats présents et leurs ébats d’adolescents « feuillantins». Quant à Alma, Lithuanienne d’origine et devenue théologienne luthérienne à Strasbourg après une initiation au tissage chez les soyeux de Lyon, elle sera présente-absente tout au long du roman, inspirant à l’auteur ses pages les plus inspirées.
Et Dieu là-dedans ? Il est partout et nulle part, dans une sorte d’omniprésence poétique qui doit autant aux bouffons de Shakespeare qu’aux princes ambigus de la collection Signe de Piste, à la foi toute pure d’un enfant ou de Bach qu’à la théologie érudite. Dans la foulée, au fil de magnifiques évocations lyonnaises, on se rappelle que Les Deux étendards de Lucien Rebatet, grand débat romanesque entre christianisme et athéisme, se déroulait précisément à Lyon, mais l’exploration de Gilbert Salem - donnant mystérieusement raison (ou presque) à chacun – s’enracine dans une sorte de christianisme enchanté, triste et radieux à la fois comme l’enfance, défiant en somme la fameuse sentence d’Alfred Loisy : « Le Christ annonçait le Royaume, et c’est l’Eglise qui est venue », citée en exergue.
Or le plus étonnant, dans ce roman qu’on pourrait imaginer « élitiste » et « passéiste », voire obsolète par sa thématique, est son ébouriffante fraîcheur, son inventivité verbale et son scannage des derniers états du monde dit virtuel, autant dire sa déroutante modernité. Bonne nouvelle : la divine Littérature n’a pas déserté tout à fait son royaume, où nous ramène ce sorcier de Salem.
Gilbert Salem. Trois hommes dans la nuit. Campiche, 592p.
Cet article a paru dans l'édition de 24Heures du 9 décembre.