Lettres par-dessus les murs (72)
Ramallah, ce dimanche 18 janvier 2009
Cher JLs,
Lorsque nous avons commencé ici à parler des bombardements de Gaza, il y avait 150 morts. 1200 aujourdhui. Il faut s'avouer une chose, cher ami : nos lignes n'auront pas servi à grand-chose. C'est un peu déroutant, on y a passé du temps, on s'est même enguirlandés sur le sujet, et puis résultat : nix. De deux choses l'une, ou bien nos mots ne sont pas suffisamment convaincants, ou bien Condoleezza Rice ne lit pas ton blog.
Dans le doute, je continue de t'écrire. Au-delà d'un débat nécessaire sur les façons de faire, je suis convaincu que faire circuler des témoignages, lire, commenter les articles des journaux, signer une pétition, rien de tout cela n'est inutile. Engager son nom est un acte, et ce n'est pas un acte facile. Joindre sa voix à mille autres voix, ne serait-ce que dans l'espoir d'en attirer une de plus, une qui pourrait compter plus que la nôtre.
J'ai suggéré à Zakaria de parler de son quotidien sur le site du Monde, qui cherchait des témoignages. Ils n'en cherchent plus maintenant, et la Une est passée à autre chose. Je t'envoie donc son texte, un poème plein de questions, que je reçois aligné à gauche, comme en arabe. Il m'a prié de le corriger.
Je Me Demande
Il y a quelques semaines que l'agression israélienne sur la bande de Gaza continue, et les bombes ne cessent de tomber. On connaît des chiffres, mais on ne peut pas encore compter le nombre total de victimes.
Je suis étudiant, j'habite a Gaza.
Si vous me laisser parler, peut-être que ça me diminuera la peine et la souffrance, pourquoi pas ?
Je rêve depuis mon enfance, et mes rêves ont toujours été optimistes, mais maintenant j'ai 22 ans et je suis gêné, embarrassé par mes rêves, parce que je ne peux les réaliser.
Je suis près de finir mes études à l'université, mais les étudiants, comme tous les Palestiniens, connaissent beaucoup de problèmes sociaux, économiques, psychologiques et familiaux à cause de l'occuaption israélienne.
Pourquoi, j'ai besoin de comprendre !
Comment pourrais-je vivre comme n'importe qui dans le monde ?
Qui est responsable ?
Quelle faute j'ai commis dans ma vie ?
Pour quelle raison ?
Que dois-je faire ?
Est ce-que je dois continuer comme ca ?
Est-ce qu'il y a un changement possible ?
Est-ce qu'on attend une révolution, comme la révolution française ?
Si je n'ai pas vécu jusqu'à présent une jeunesse heureuse, quand est-ce que je la trouverai, après ma mort ? Après quoi exactement ?
Je me demande, je pense, je refuse, j'accepte, je crois, j'aime, je travaille mais ça sert à quoi ?
Quelle est le sens de ma vie ?
Est ce-que je suis coupable ?
Mais coupable de quoi ? D'être né ici ?
Il me décrit ensuite son quotidien en quelques mots. « Très tranquille !!! Ma maison est entourée de terres cultivées. Depuis quelque jours les tanks et les avions israéliennes pilonnent ces terres, hier soir plus que 80 bombes ont été lancées prés de la maison à environ de 50-200m, pendant deux heures. Les enfants sont terrorisés, les femmes ont hurlé, même les hommes ont peur. »
Il y a soixante personnes désormais dans la maison de Zakaria. Souvent sans eau, sans vivres, dans le noir. Il m'avait invité chez lui, c'est une belle maison, avec une terrasse fleurie qui domine son quartier. Je ne vois pas comment ces murs peuvent contenir soixante personnes, au lieu des neuf qui y résident d'habitude. Comme s'il n'avait pas suffit d'enfermer un million et demi de personnes dans la bande de Gaza, on a décidé de réduire encore un peu l'espace, de mettre les hommes les uns sur les autres, de les empiler dans des maisons.
Zakaria finit ainsi sa lettre : « Si je suis tué dans cette agression, est ce-que mon nom sera mentionné dans les journaux, comme celui de Gilat Shalit ? Est-ce qu'une autre personne va venir après moi et s'asseoir à mon bureau, sur cette chaise, pour continuer mes études, réaliser mes rêves, vous écrire ? »
A La Désirade, ce 18 janvier 2009.
Cher Pascal,
Il neige sur la montagne. Il y avait ce matin des traînées rouges dans le ciel gris, du côté du Levant, et ma première pensée est allée à ceux qui souffrent dans le monde, et pas qu’à Gaza, mais je me demande aussi à quoi correspond cette pensée, que je n’ai pas toujours éprouvée dans ma vie, qui est une pensée d’abord apprise, une pensée venue de mes parents chrétiens, une pensée vive à l’époque de la répression de l’insurrection de Budapest, en 1956, et lors de l’arrivée des réfugiés hongrois, une pensée vive à l’adolescence, où je me sentais tout proche des pacifistes à la Lecoin (j’ai écrit mon premier article à 14 ans sur ce thème précisément, dans la foulée d’un grand humaniste anarchisant du Canard enchaînée, de l’époque, grand styliste aussi, du nom de Jérôme Gauther), une pensée exacerbée en notre jeunesse par l’escalade de la guerre au Vietnam, pensée-souffrance commune et parfois sélective, bientôt politisée, et de loin en loin cette pensée solidaire s’est estompée ou transformée, taraudée aussi par la conscience de plus en plus aiguë de la complexité des conflits, de plus en plus documentés, parfois aussi noyée dans la désinformation tous azimuts. Or cette pensée solidaire est aussi une affaire d’âge (l’angoisse matinale d’un individu de 60 ans n’est pas comparable à celle de quelqu’un de 18 ans ou de 38 ans) et de statut personnel, il y a des gens pour qui le malheur des autres est une obsession qui les délivre du leur, il en est d’autres pour qui la charité n’est bonne qu’affichée, d’autres encore, très rares, comme l’était la philosophe Simone Weil, qui souffrent dans leur chair d’apprendre tous les jours, par exemple, ce qui se passe à Gaza, et qui s’immoleraient pour cela. Les saints sont comme ça, Ian Palach qui s’est immolé comme nombre de bonzes en était peut-être un, je ne sais pas: je ne sais pas comment on pèse la vraie souffrance ou la réelle sincérité. Pas un instant je me suis senti meilleur de me sentir solidaire – mais l’important est peut-être de se sentir relié. C’est d’ailleurs le sens que je prête, pour ma part, à la religion, à savoir qu’il n’y a qu’un seul homme au monde et qui peu à peu a passé des pyramides de crânes aux pyramides de pierre, des sacrifices humains aux rites symboliques, de la loi du talion au pardon, ainsi de suite.
Quant à l’utilité des manifestations les plus visibles et les plus massives, les gens menacés en parlent mieux que nous. La tradition humanitaire de la Suisse, oreiller de bonne conscience pour certains (une pièce a toujours deux faces) est l’aboutissement d’une révolte personnelle, devant les horreurs de la guerre, qui a abouti à la création de le Croix-Rouge. Un exemple parmi tant d’autres de l’action « utile », mais celle-ci ne serait qu’un emplâtre sur une jambe de bois si «tout l’homme» n’était pas engagé. Or la parole, qui est l’apanage humain , n’est pas moins essentielle en dépit de son inutilité apparente, plus encore: la parile le plus épurée et la plus inutile assurément que représente la poésie - je l’ai éprouvé très fort ces derniers jours en me rendant souvent sur le blog de notre ami Jalel El Gharbi, poète et plus encore passeur de poésie, qui a tenu tous les jours comme un journal poétique de sa révolte, en citant maintes fois certains de ses pairs, comme le grand Mahmoud Darwich; enfin j’ai renoué ces derniers jours avec la jeune poétesse libanaise Ritta Baddoura, qui m’a écrit après quelques années de silence et dont j’ai découvert les derniers poèmes sur son blog, dont l'un en hommage précisément à Mahmoud Darwich :
Frappe
On frappe à la porte La réalité exhale moins de parfum que la mort Algues de la rencontre qui m’enveloppent Je la griffe dans le dos Qui est-ce Saisir l’oreille la plus longue labyrinthe L’alphabet où le kérosène ne peut prendre Du regard le foutre invincible sur l’écran J’appelle Silence lubrifiant le mouvement des blindés Ecarte un peu les jambes l’amour peut descendre Coupole du crâne où tu enfonces tes cadavres Soupçon d’éden scanné aux aéroports J’ai vu sur le velours neuronal les traces de pouce Passeports et obus enrobés de latex J’attends personne qui frappe avant d’entrer Dans le vide mes raisons je cloue en équilibre A 958 palestiniens d’altitude La porte ouvre le fond des abysses On frappe L’imagination l’alcool que je préfère.
Blanche heure du délire
Gaza
L’hiver sur toi a ouvert les robinets du feu
Nations en hibernation ralentissent les consciences
Garnissent les rayons au prix du silence de pensées d’occasion
Creusent une tranchée entre deux années où coucher ton absence
Gaza tu fraies l’effroi des frigidaires Tu respires
Et nourris à tes mamelles l’ennemi
Ta patience perce le trou qui acide sa tête
Ton lait est plus avide que son Plomb durci
Noire sœur du désir
Gaza
En tes hémorragies tu écoules la mort hors de ton corps
Tu la soumets à tes règles
Tu demeures là où l’origine se meurt par les racines
Pointées vers toi ce ne sont qu’épines de la fleur.
Qui sommes les déportés théoriques
Qui avons un drapeau pour couvrir nos corps
Qui habitons l’impression d’un pays sur photographie
Qui possédons la terre à l’envers par cimetière
Qui mordons la mémoire aux doigts de la répétition
Qui buvons la sueur indicible du deuil
Qui bouchons l’entonnoir de vive chair
Qui contrarions la vidange des veines
Qui marchons sur la disparition à dos d’âne
A l’envol des papillons palpitant sur tes lèvres
Darwich Tu oscilles entre jour et nuit
Tu fabriques du temps que le vent mène jusqu’aux mots espérant le retour de la page
Ton souffle roule doucement tel un dé
Et s’arrête au miroir des mers qui reflète la langue que Tu quêtes pour la saluer
Tu la surprends souriant ton cœur ouvert
Sa main aime que Tu la serres lorsque caressant la terre elle tremble
A la porte Tu sépares perte et parole.
Ainsi, Pascal, petite communauté des inutiles, continuons de nous parler. La fin de la lettre de Zakaria m’a poigné le cœur. Puisse son nom ne jamais s’inscrire en lettres de sang, et puisse ton ami accéder un jour à l’avenir dont il rêve.
Je vous embrasse,
Jls.
Image : Frontière de Rafah. Image de Philip Seelen.
Blog de Jalel El Gharbi: http://jalelelgharbipoesie.blogspot.com/
Blog de Ritta Baddura: http://rittabaddouraparmilesbombes.chezblog.com/