Magazine Journal intime

Le menhir de Jean

Publié le 19 janvier 2009 par Didier54 @Partages
*Putain ! Quarante ans qu'il attendait ça et maintenant, il était là, en plein été et tout transi, gelé, mains moites, jambes privées de muscles. Il était là, sur un trottoir d'un village de l'Oise, avec cette curieuse sensation de vivre la fin d'un compte à rebours. Il n' avait pas peur : il était terrorisé. Une trouille viscérale, épaisse comme un brouillard, froide comme un verglas, glissante comme une peau de banane. Il était déjà aller pisser cinq ou six fois, avait eu envie de boire dix bières et vingt verres de schnaps, rêvait de reprendre la cigarette mais plus sûrement allait et venait entre son emplacement et le bar situé non loin de là. Un bar de village, poisseux et lumineux à la fois, âcre, distant et accueillant.

Je boirais moins de cafés je pisserais moins, se dit-il, les cernes sous les yeux. Car bien sûr, il avait dormi comme un type qui ne trouve pas le sommeil, ivre de fatigue, les yeux atomisés par la route, la télé éteinte à force de ne pouvoir rien. Martine, sa femme était venue avec lui et elle avait dormi avec somnifère, bandeau sur les yeux et boules quies. Parée. C'est elle qui avait insisté. Il la comprenait, il était touché, mais maintenant, les mains dans les poches et les poches vides, il avait peine à penser si c'était ou non une bonne chose qu'elle soit là.

Caché derrière une haie de lauriers fraîchement ravalée, cela faisait deux bonnes heures que le roquet de garde dans une maison voisine s'était enroué et avait fini par cesser de la ramener. Il avait dans sa ligne de mire la petite porte en bois de la maison qu'elle habitait, à une vingtaine de mètres, sur sa gauche. Côté droit de la rue, donc. C'est là qu'elle tait sensée habiter. Il n'en savait trop rien. Disons que c'était cette adresse-là mais qu'il ne savait plus grand chose.

La veille, joyeusement, coeur battant, il était parti de chez lui, 800 bornes plus bas. L'addition des secondes et des kilomètres l'avaient comme vidé de son contenu. Peu à peu silencieux, il était devenu muet, puis sourd, le teint blanc, les yeux fixés sur la route. Coeur abattu. Il avait alors pressé sur le champignon. Aller moins vite en accélérant, en quelque sorte. Bride abattue. Et si Martine n'avait pas été là, sûr qu'il aurait fait demi-tour, coupé le contact, appuyé sur le frein, foncé dans un mur. Sûr. Mais elle l'encourageait en permanence, de la plus belle des façons : sans mot dire. Avec ces sourires qui sont des invitations et ne jugent pas. Elle ne savait rien mais sentait tout. Lui ? Pffff.

Tant d'années à courir derrière cette quête, à s'y accrocher, à la laisser occuper tout l'espace et parfois le béant du doute, tant d'années à aller de guichets en visages gris et de vieux papiers en demandes administratives, avec l'attente qui va avec, les doutes, les espoirs, les désespoirs. Tant d'années avec le coeur qui bat la chamade quand dans la boite aux lettres, ce jour-là, oui, pourquoi ce jour-là, une enveloppe est arrivée. Les doigts qui tremblent et qui n'osent pas, après que les yeux se soient épuisés à regarder, regarder encore. Tant d'années. Martine n'avait finalement pas le choix. A la limite, lui l'avait. Il pouvait renoncer, après tout, ce n'était pas la première fois. Il pouvait mais il ne pouvait pas. Il ne pouvait plus. Il savait la souffrance du renoncement. Le poids.

Putain, quarante ans, et je voudrais pisser dans mon froc, se dit Jean, lui-même étonné par des mots crus qu'il pensait ne pas penser, s'arrimant au grossier faute de mieux. Il avait froid. Ses mains n'en pouvaient plus de visiter son pantalon. Curieux réflexe. La vieille photo était toute fripée maintenant. Il n'avait plus besoin de la regarder. Il voulait juste qu'elle sorte de cette satanée maison, vérifier, voir et puis après... Après... Qui sait ? [à suivre]

* Ecrit inspiré d'une histoire vraie.


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