S'asseoir debout

Publié le 12 décembre 2008 par Lili

Gare de Lyon, je cours et gravis les marches de l'escalator pour atteindre le quai de la ligne D, j'entends la sonnerie, j'accélère, et arrive sur la plateforme à l’instant même où les portes claquent et le train s'ébranle! Trop tard! Quinze minutes d'attente…

Pas de sièges libres, si peu sont installés sur le quai! En revanche, le récent concept de mobilier urbain les assis debout m'offrent une perspective de substitution.

Assis debout ? me direz-vous le regard soupçonneux. Je confirme. Vous venez de découvrir l'aboutissement grandiose d'un bouleversement du mobilier urbain.

Depuis près de vingt ans, la RATP remplace peu à peu la quasi-totalité des bancs de bois longilignes et simples par des sièges moulés en plastique bien séparés des uns des autres de cinquante centimètres. Bien qu'on soit presque tenté de hurler pour se parler, le design orienté artistique participe au développement de l'art de la rue. D'autres sièges plus rapprochés sont séparés par des accoudoirs intermédiaires, larges et chromés, patinées à présent par des myriades d'avant bras.

A la station Opéra sur la ligne A, les fauteuils en plastiques rouges sont séparés du sol au plafond par de gigantesques cloisons aérées d'un petit espace, amusant pour les enfants qui s'imaginent face au hublot d'un magnifique paquebot en partance pour le bout du monde… Cela ressemblerait plutôt à des cabines d'isolation, magnifique symbole de l'individualisme ambiant. On découvre aussi des sièges dont l'assise est si inclinée que nos postérieurs glissent inexorablement.

Puis vint l’ère des fameux assis-debout, concept design qui a émergé dans les cerveaux imaginatifs des créateurs ces dernières années, une sorte de barre, haut perchée, sur laquelle est disposé quatre supports inclinés.

Ainsi après avoir passé une demi-heure debout dans une rame de métro, arpenté les longs couloirs des correspondances, cette douleur récurrente vous comprimant le bas du dos et vos pieds compressés dans vos chaussures pointues à talons hauts hurlant de désespoir, vous rêvez de vous asseoir un moment en attendant une fois de plus votre train.

Oui vous rêvez!

Vous n'avez pas assez souffert. Vous vous contenterez de vous appuyer contre ces faux sièges qui ne soulagent ni votre dos ni vos pieds ni vos jambes, ni votre esprit qui ressent alors une si grande frustration. D'après les concepteurs de ces tabourets bancals, il s'agit d'une alternative à l'assise traditionnelle… jolie formule! L'assise traditionnelle est devenue ringarde en effet. La modernité se renouvelle. Etre assis n'est plus s'asseoir! Cette prouesse linguistique ne serait-elle pas annonciatrice de la mutation de nos corps?

Les femmes enceintes ou accompagnées d'enfants en bas âge, les personnes du troisième âge ont dû applaudir lorsque ces assis debout ont fleuri sur les quais.

Sans doute n'ai-je pas saisi l'ambition esthétique de tels concepts qui négligent le confort et privilégient la beauté du décor offrant un magnifique accès à l'art?

L'art surgit là où on l'attend le moins *[1]

Je n'avais pas compris ces mots en ces termes. Dans ma naïveté, j'avais imaginé que l'art au détour d'un quai, en haut d'un escalator, derrière une vitre sale, sur les parois d'un tunnel, pouvait nous émouvoir, nous faire sourire, susciter un instant de bonheur, illuminer notre regard, adoucir notre oreille.

Non! C'est une arnaque, rien à voir avec l'art…

La raison principale de cette idée de génie est d'empêcher la position allongée de certains usagers, la station quotidienne prolongée, voire annuelle, des SDF… Le clochard fait tache, le sans abri ennuie, la misère exaspère, qu'ils aillent ailleurs, surtout ne pas les voir.

Punition collective!

Mais qui peut croire que supprimer les bancs supprimerait la misère?



[1] Buffet