Ambroise-Faustin est un banquier de 35 ans. Son but dans la vie est d'accéder au plus haut sommet de la finance. Il est toujours impeccablement habillé, par respect pour la clientèle.
Allez savoir pourquoi, il m'a invitée à dîner et allez savoir pourquoi, j'ai accepté. Il a choisi un resto très huppé où les prix ne sont même pas marqués sur la carte. Il fera passer l'addition sur ses notes de frais, me confie t'il en lissant ses cheveux laqués de présentateur télé.
Il me parle d'une voix douce de sujets particulièrement passionnants comme les sicav, les fonds monétaires, les investissements boursiers et la baisse de la volatilité sur le CAC 40. Moi je n'y connais rien, alors je l'écoute d'une oreille distraite, les yeux fixés sur ses ongles parfaitement manucurés.
A un moment, il a abordé le sujet des conséquences de la crise sur l'économie russe. Comme je n'y connais rien non plus, j'ai fini mon troisième verre de vin et m'en suis resservi un quatrième.
- Et sinon, à part la finance, tu t'intéresses à quoi ?
- Aux Alfa Roméo.
- Aux Alfa Roméo... Mhm...
- J'ai la 147 Ti 1.9 JTDM Q2. Elle a un différentiel autobloquant qui assure une motricité sans failles.
- Ah ben ça c'est chouette...
- C'est mon petit bijou.
- Et donc, tu as ton permis de conduire ?
- Bien sûr !
- Evidemment, suis-je bête ! En fait je te demandais ça juste pour faire la conversation... On recommande une bouteille de vin ?
La soirée s'est terminée à trois. Il y avait moi, Ambroise-Faustin et son double. Ils parlaient tous les deux mais j'ai pas tout suivi. Au retour, ils m'ont raccompagnée dans la belle Alfa Roméo que j'ai baptisée de vomi. Bref c'était sympa, mais je crois qu'Ambroise-Faustin ne m'invitera plus. En tout cas, c'est ce qu'il disait à son double.
Gazmouth m'attendait à la maison. Non, rassurez-vous, il ne m'attendait pas à la porte en pleurant mon absence. Il jouait à la Wii en s'énervant sur l'arbitre qui est vraiment un sale tricheur d'avoir accordé le but à l'autre équipe. Un pied pas vraiment devant l'autre, j'ai gagné la chambre et me suis déshabillée alors que Gazmouth me lançait un :
"Et alors, c'était bien ta petite soirée avec SicavMan ?"
J'étais trop bourrée pour répondre. Je me suis couchée.
Gazmouth est revenu à la charge alors qu'il éteignait la lumière.
" Mais pourquoi t'as accepté de dîner avec ce type ? "
Dans le brouillard qui emprisonnait mon reste de conscience, j'ai cherché l'argument imparable, celui qui pourrait clore cette discussion en une seule réplique.
- Cochon, réponds-moi, j'aimerais comprendre. Pourquoi tu as passé la soirée avec lui ?
- Parce qu'il est beau !
Je pense que s'il y avait un concours de la réponse la plus minable, je l'aurais gagné haut la main. Quoique j'aurais pu trouver pire, j'aurais pu dire : parce qu'il est riche.
Mais dans mon état de quasi coma éthylique, j'étais vraiment fière de ma phrase. Elle aurait pu figurer au Panthéon des citations philosophiques pour sa profondeur et sa subtilité. "Parce qu'il est beau" résonnait dans mon cerveau comme une fulgurance d'intelligence et je me suis endormie un sourire aux lèvres, alors que penché sur ma tête Gazmouth me répondait d'un ton plein de reproches :
"Je vais attendre que tu aies cuvé ton vin. On reprendra cette discussion plus tard."
Le lendemain, ma gueule de bois m'a ramenée à la dure réalité. Heureusement Gazmouth a lâché l'affaire, trop occupé à engueuler l'arbitre, ce salaud de tricheur.
Une voix sèche sur mon répondeur téléphonique m'a informée que j'avais dépassé mon découvert autorisé et que la maison ne faisait plus crédit. Le retour en Alfa Roméo me coûtait finalement très cher... La prochaine fois je prendrai un taxi...