Du plus loin que je me souvienne

Publié le 29 janvier 2009 par Unepageparjour

Début de Kira B. Wassa

KIRA

Du plus loin que je me souvienne, le Dniepr, si bleu, berce mes jours. Je ferme les paupières, jusqu’à ce que la clarté ne soit plus qu’un fil, distillé par mes cils, un trait de lumière transparente, dans laquelle je me vois, toute petite, les joues bien rouges, courir sur les rives pâles du fleuve, les pieds piqués par la morsure glacée du sable. L’eau énorme s’étirait sans fin, immense, à peine ridée par les souffles du nord, et les voiles blanches, minuscules, immobiles sous la barre du ciel, s’amusaient à me faire croire que je voyais la mer. J’ouvrais les bras, tournoyant dans l’air humide, mes cheveux noyés dans le vent et Père, bien droit, les bottes léchant le clapotis de l’eau me montrait chaque creux, chaque bosse, sentant la présence, au loin, des poissons gigantesques qu’il nous ramenait ensuite, à Mère et à moi, pour égayer nos repas, avant de repartir pour la semaine dans les exploitations forestières.

J’essuie cette larme cruelle qui roule jusqu’en bas de ma joue. Oksana ne remarque rien, concentrée sur le ruban monotone de la route. Je sens encore sur ma peau, quelques instants, le sillon moite creusé par ces souvenirs muets. Je rouvre les yeux. Le fleuve, impassible, longe la voie rapide qui nous mène de Tcherkassy jusqu’à Kiev. Au loin, je devine le dessin des îles, posées dans le creux de l’onde. Les petites voiles de mon enfance chantent toujours sous l’horizon. Seules les bottes de père sont vides, maintenant.

Je me tourne vers Oksana . J’aime son visage insouciant, ses tâches de rousseurs, ses boucles folles qui s’échappent de son foulard. Elle tape sur le volant du plat de ses mains, au rythme des morceaux de rap français qui hurlent dans la voiture. J’ai du mal à suivre le flot rapide des paroles. Les mots s’entrechoquent, les rimes s’emmêlent dans ma tête. Que penseraient mes jeunes élèves, s’ils savaient que je ne comprends pas forcément tout de cette belle langue de Molière ! Mais Oksana s’en moque. Elle a choisi cette musique pour moi, m’a-t-elle dit, pour la langue, mais je sais bien qu’elle se damnerait pour un morceau de rap, fut-il français.

Merci, lui répète-je encore une fois.

Ho, ça va, Kira ! N’en fait pas tout un plat, va ! Et puis, cela me fait plaisir de t’emmener, même si je sais qu’ensuite, quand tu seras partie, je vais pleurer comme une malade à m’en défoncer le ventre et m’en crever les yeux.

Je t’inviterai à Paris ! Tu viendras me voir, nous visiterons ensemble la Tour Eiffel, tu m’accompagneras au Jardin du Luxembourg promener mes enfants. Tu verras !

Ouais, ouais ! Oksana marmonne. C’est ce que tu dis ! Mais je n’y crois pas trop, moi, tu sais ! Tu es là, à côté de moi, je te parle, je te touche, mais demain, tu ne seras plus là. Pof, disparue la Kira ! Et moi, pauvre prune …

Elle ne finit pas sa phrase. Sa pensée s’efface, se désagrège poussée par d’autres peut-être. Malgré la musique, le silence revient, dur, rauque.