Par les temps qui courent, c’est tout de même réconfortant de voir un auditorium, celui du Petit Palais en l’occurrence, pratiquement plein pour un séminaire sur la poésie, séminaire que Jean-Michel Maulpoix a ouvert le 28 janvier. Il s’en explique ainsi sur son propre site :
La poésie, pour quoi faire ? Cette question peut être entendue de deux manières : « Qu’est-ce que la poésie apporte à notre vie ? » et « Que fait donc le poète ? » En la posant ainsi de façon résolument cavalière, il s’agit d’interroger le sens et la valeur qu’est susceptible de prendre l’expérience poétique dans l’existence de chacun.
C’est pourquoi ce séminaire de poétique et de littérature contemporaine entend constituer à la fois un lieu de rencontres et d’étude, ouvert à tous. Il a notamment pour objet d’aider à comprendre les enjeux et les formes de la poésie actuelle, souvent réputée difficile, de faire découvrir des œuvres et des auteurs contemporains, et de clarifier des notions essentielles de l’histoire littéraire.
Dans les lignes qui suivent, je vais tenter de rapporter ce que j’en ai entendu. C’est assez long, parce que le synthétiser aurait été l’appauvrir[1]. Maulpoix a cité de nombreux poètes ; dans la plupart des cas, j’ai simplement mis leur nom entre parenthèses.
Si ce thème a été choisi, nous dit Jean-Michel Maulpoix, c’est pour tenter de compenser le déficit de la critique sur la poésie : après avoir eu une place centrale dans l’enseignement de la littérature, celle-ci se trouve maintenant à l’abandon. Étant la part la plus difficile de l’expression littéraire, c’est elle la première à pâtir de l’affaiblissement des « humanités ».Maulpoix estime nécessaire (et comme il a raison…) de « réaffirmer la valeur de la littérature contre la brutalité de l’époque, son mercantilisme et son indifférence », et contre les réponses toutes faites de la « novlangue préformatée de Big Brother », de maintenir ouverte une réflexion sur la langue.
Certes dans ses écritures contemporaines, la poésie intimide, déroute, égare. Mais est-ce pour autant une « idée vague », pour reprendre un mot de Valéry ? Il s’agit plutôt d’un travail très précis de la langue et de ses ressources expressives, la capacité de suggestion résultant de la « juste tension entre les mots ».
* * *
Pour reprendre le questionnement initial du séminaire :
1) qu’avons-nous à faire de la poésie ? en quoi cela nous concerne-t-il ?
2) écrire de la poésie, c’est faire quoi ? que font les poètes et quel sens cela a-t-il ?
La poésie est un travail singulier qui « fait corps avec la question de sa raison d’être » – un « faire passionnel » qui touche à la langue, ses ressources, ses capacités de nomination, de symbolisation comme toute sa réalité. On interroge là où l’on sait ne pouvoir répondre. On avance « en tissant et en trouant, en nouant et en évidant », un véritable « travail de Parques » touchant à la destinée et dans lequel les deux côtés : auteur et lecteur, sont également concernés, en deux pratiques qui se renvoient en miroir la même difficulté.
L’intitulé reprend l’ancienne et fondamentale question de l’ « à quoi bon » (comme Hölderlin dans l’élégie « pain et vin ») en y ajoutant celle de l’« aujourd'hui » : on n’interroge pas la poésie de façon intemporelle.
Baudelaire : « Je demande à tout homme qui pense de me montrer ce qui subsiste de la vie » (Fusées).
Mais quel discours tenir pour être juste, sans idéaliser, sans faire de célébration, ni de dénigrement ? Cette juste parole est difficile à trouver pour de nombreuses raisons. D’abord, depuis les Romantiques, le poète a perdu son pouvoir démiurgique et prophétique, sa figure s’est appauvrie. La poésie s’est retournée contre elle-même, en une sorte de dénégation du poétique. C’est maintenant une « histoire dont nous sommes les héritiers désemparés »…
Dans le passé la poésie avait le rôle d’embellir, anoblir les choses, mais on subit maintenant la rude vérité, l’injonction de démythologiser. Pourtant « le vrai n’est pas son seul souci » car elle entretient une relation particulière à l’espoir, donc contient une contradiction interne.
Autres difficultés : la poésie comprend des domaines de formes très larges et diverses. Elle attire des discours généraux et pourtant s’en accommode très mal. Le terme suscite des discours excessifs et des espoirs déraisonnables – vision de salut ? demande d’absolu ? – de ce que le réel refuse alors que le poème prend la mesure du réel…
Parler poésie suppose un effort, une obligation de maintenir le discours dans ses justes limites en évitant l’emphase. Il s’agit d’une parole « éminemment terrestre », même si elle est éprise d’idéal ; propre à la créature. Le poème est le propre de l’humain, qui « fixe l’éphémère conscient de sa finitude » (comme le fait, par exemple, Celan).
Dans ce contexte, l’interrogation sur la poésie s’inscrit dans trois thèmes : l’expérience, l’écriture, le savoir.
1) Expérience. Plus radicalement que tout autre art ou forme littéraire, la poésie entretient un rapport personnel avec la langue de celui qui écrit. Maulpoix cite Rilke, dans ses Cahiers de Malte Laurids Brigge : « pour écrire un seul vers, il faut avoir vu beaucoup de villes, d’hommes et de choses… »
L’expérience complète de la vie humaine produit un « long et lent processus d’intériorisation », ce qui permet une première proposition (selon les termes de Yves Bonnefoy) : « la poésie donne à vivre » autant qu’à voir (tentation du surréalisme), parce qu’elle donne à éprouver, percevoir, sentir autrement, intensément cette vie qui est la nôtre.
Ce vivre se trouve interrogé du plus près – la poésie « prend le pouls de la vie dans la langue, confirme notre statut à la fois mortel et langagier ». Nous sommes faits de monde, de temps et de mots. Dans le poème de Rimbaud « Sensations » on trouve la traduction immédiate du senti, des sensations les plus physiques (le toucher). Ainsi la poésie permet de donner à vivre réellement dans l’ouvert de la destinée ; elle est travaillée par la quête de la vie vraie, de la vraie vie.
Il n’y a pas transcendance et immanence, c’est la même chose - pas de tentation métaphysique, simplement « la possibilité d’autre chose » (Mallarmé).
2) Écriture. La poésie écrit la « fable du monde » (Supervielle) dans un rapport au monde qui n’est ni de possession, ni d’usage, ni de conquête, mais qui s’étonne et s’interroge. Elle pose au monde la question de sa temporalité : écrire de la poésie, c’est vivre dans l’intimité de sa finitude.
C’est aussi dans l’écriture du monde la fonction de « faire valoir » de la capacité d’articulation, de nomination, de suggestion du langage, son caractère plastique. Le poétique induit une façon de s’emparer de l’objet, de le cerner, il confère de la valeur à ce dont il parle (Ponge, Guillevic…)
Objet et langue étant mis conjointement en valeur par le faire poétique, les mots reprennent valeur dans l’écriture en un nœud de relations multiples. La poésie (disait un berger grec, selon Lacarrière) « c’est quand un mot rencontre un autre mot pour la première fois »…
Et Pierre Michon dit que les vers sont faits pour être donnés et qu’en échange on vous donne quelque chose qui ressemble à l’amour.
Le poème comme objet portatif fait pour être offert, donné, transmis – issu du plus intime de soi, destiné à quiconque le trouve et va le faire sien : c’est une bouteille à la mer (Mandelstam, Celan).
L’écriture du poème est suspendue à l’existence d’un destinataire inconnu et lointain : « le poème porte en lui l’espérance d’être lu ».
Si l’on choisit de regarder la poésie comme pratique, comme travail : c’est un « artisanat méticuleux », une pratique de la langue qui est à la fois son outil et son matériau, un travail à la fois instinctif et précis, une nouvelle façon de mesurer le monde dans le langage.
C’est pourquoi le travail du poème fait de sa lecture une pratique à part entière – c’est ce que suggère Valéry quand il dit que la poésie est affaire de « bouchoreille » (un mot-valise de son cru). La lecture suppose écoute et regard, une voix à l’écoute de la langue, du son et du sens.
Le travail poétique peut être comparable à ce que fait la littérature en général (et notamment le roman) mais de manière beaucoup plus concentrée, focalisée, intense, avec une plus grande visibilité. La poésie est, de tous les genres littéraires, celui qui se concentre le plus sur le langage : « le poème doit savoir tenir sa langue », au plus près de celui qui écrit : de ses affects, lectures, manques, etc. Le roman nécessite des médiations plus sophistiquées ; le poème s’exerce avec beaucoup plus de proximité, même si une distance peut être mise avec la subjectivité (Ponge, Roubaud…)
On peut associer à la poésie une notion de rapidité, de brièveté qui est selon certains (Deguy, Mandelstam) caractéristique du poème. Une manière de s’emparer de la langue, de saisir les mots et de les accélérer (Fourcade, Char), mais qui n’est pas nécessairement en contradiction avec l’ampleur de certains poèmes.
Une autre forme de tension entre hésitation et crispation : comment l’écriture se détermine à la fois sur la sonorité et la signification, et alors qu’il n’y a pas forcément redondance entre les deux, mais peut-être aussi compétition. Une ambiguïté, une imprécision calculée (Verlaine) où la poésie amplifie les décisions relatives au langage, chargeant au maximum le potentiel de la lettre.
Concrètement, des tensions se manifestent aussi entre coupes et liaisons. Le poème est un objet qui se découpe de manière particulière sur la page (le sonnet étant un exemple de mise en page idéale) et qui découpe aussi l’objet, se focalisant sur le détail. Les césures forment d’autres coupes et les écritures apparaissent aujourd'hui de plus en plus segmentées (Du Bouchet).
En même temps que cet espace de coupes, la poésie est un travail de liaison, une affaire de liens, entre nous et le monde, entre nous et la langue, toute une série de rapports entre sons (allitérations, assonances, rimes) et de réseaux métaphoriques.
3) Savoir. La poésie ne dit pas n’importe quoi – elle « trace un chemin de pensée » (Mandelstam à propos de Dante : un pas « associé au souffle et imprégné de pensée »). Elle est un mode, un « acte de connaissance » (Bonnefoy) d’un savoir mêlé, hybride, qui n’a pas à être exposé sous forme d’idées et qui n’est pas préexistant, mais à l’état naissant dans les choses.
En se manifestant sous forme d’attention, de vigilance, elle n’apporte pas de réponses aux grandes questions mais les introduit avec une acuité particulière, une « raison ardente » (Apollinaire) : c’est la question de l’identité posée avec des coordonnées variables dans le temps et dans l’espace (Deguy : « et comment va la vie qui n’est pas éternelle ? »).
Statut de mortalité où la poésie questionne et répond par paraboles – au plus près des « accidents de terrain ». Un sens qui n’est pas tant donné que promis, à travers des rapprochements, une proximité des choses et des circonstances.
Pour conclure, Jean-Michel Maulpoix fait appel à deux notions : celles de testament et de résistance.
Testament, parce que nous sommes héritiers d’une masse énorme d’œuvres mais que nous ne savons pas les déchiffrer. La poésie va être là pour écrire le testament de cet héritage, la « chaîne herméneutique de ce legs », pour en extraire ce qui doit être retenu. Il y a dans le poème quelque chose comme une adresse à un destinataire inconnu et lointain (Villon : « frères humains qui après nous vivrez… ») et qui inscrit à l’avance le passé dans l’avenir.
Résistance : le poème constitue un objet résiduel résistant par son obscurité, sa difficulté. Dans le passage à travers le temps, il dit ce qui est difficile à faire, à vivre, à écrire (Bonnefoy : « affirmer est un devoir absolu »).
Fuligineuse
Image : Jean-Michel Maulpoinx à ses débuts dans l'écriture...
Source : site JMM & Cie
[1] Dans l’ensemble, j’ai suivi le fil de la présentation ; toutefois, j’ai intégré dans le corps du texte certaines réflexions survenues ultérieurement au cours du débat.
LES COMMENTAIRES (1)
posté le 01 janvier à 11:31
Lettre à M. Maulpoix
Bonjour Monsieur, est-ce que c'est vrai ce qu'un ami vient de m'écrire ? Ou bien ? Je vous donne un copié-collé de son mail qui est sûrement un peinture exagérée de la situation poétique française du pays de Jean-Baptiste Molière Jean Racine et Benoît Conort :
"Poésie chez M. Maulpoix non merci
Pas la peine de se déranger pour entendre les poètes que monsieur Maulpoix invite régulièrement dans son amphi du Petit Palais.
Ils ont beau occuper les lieux officiels – Petit Palais, Sorbonne, heures de France-culture et tous les médias qu'ils peuvent – à peine s'intéressent-ils les uns les autres, ne produisant mutuellement que l'image rassurante de leurs propres travaux.
Sempiternelles répliques de la révolution rimbaldienne. Rimbaud, il y a 130 ans, a fait des enfants plus petits que lui, qui ont fait des enfants plus petits encore, qui ont fait des enfants qui ont fait des enfants... Rétrécissement auto-référentiel, inconscient, production à la chaîne sous le nom de « poésie » de textes parfaitement interchangeables.
Voyez les titres :
Yves Bonnefoy, "Raturer outre" Dominique Buisset, "Quadratures" Philippe Denis, "Sur une hauteur obstinée"
Amusons-nous ! Inventons à notre tour des patronymes et des titres :
Marc Frémont, "Air dans son complément" Jean-Louis Robert, "Désert d'angle" Bernard Godet, "Toute chose" Jean Colin, "Présence d'une marge" etc.
(Le titre n'est pas plus bête à trouver que le texte à écrire.)
On peut penser à une résurgence de marquisades style salon Louis XV, avec concours de sonnets. Production à la chaîne ! Mais dans une forme indifférente, le remplissage d'un lexique mi-concret mi-abstrait et l'indigence syntaxique absolue. Un autre amusement serait de rendre compte de ces productions dans le style même de leur écriture !
« nul tamis ne les effraie
« ils passent comme signe de vie - de son esquisse, de sa durée l'extinction du soupçon qui durait depuis l'aube l'hésitation même leur est source murmure, foi dans l'instant qui suit qui devra suivre
(nécessairement)
le grain de beauté - dans le sablier oasis, poésie et l'heure, la clepsydre
ils déchiffrent cela que tu crées toi, sans même le savoir, flanc de colline improbable horizon lézardé à l'éveil
le soleil - le verbe être et ses flèches à travers les branches du mûrier Tu dis :
" nous poussons nos regards tremblants à te suivre " nous faisons des semblants de pas " entre écoute et sommeil... "
nous nous déferons du dernier de nos gestes »
C'est comique après tout, cet air important, cette sécheresse de communion solennelle. Pour se donner le change à soi-même sans doute. Au second degré c'est vrai que ces sexagénaires semblent jouer un sketch « poésie contemporaine ». Mais de là à se déranger au Petit Palais (?)
Ah si je retire tout ce que je viens de dire ! Il faut aller au Petit Palais pour goûter le style de la lecture elle-même ! Ton neutre, ennuyé, un peu agressif, un peu grave... Le lecteur transpire lui-même l'ennui que dégagent l'écriture et la lecture de son texte. On sent qu'il n'arrive pas à se cacher (complètement) l'inanité de sa production. D'où dépression.
100 personnes dans l'amphi au maximum. Les poètes se postent alors sur YouTube, espérant la gloire et en effet, obtenant 227 vues pour une année. Michael Jackson fait 5 961 710 pour la même période.
Rien d'étonnant à ce que les plus jeunes préfèrent le rap avec ses couleurs ses rythmes et son inventivité. Ils n'oublient pas l'essentiel, le jeu, la joie de la chorégraphie vocale"
Moi je trouve mon ami bien sévère ! Est-ce qu'il peint fidèlement ce que je risque de trouver chez nos amis poètes ? Merci de me rassurer.
bien cordialement
Cherif Yezan
J'aime bien ce rap même dit d'une façon lugubre
http://www.youtube.com/watch?v=KE1x8WXijNk